CHRONIQUE DE PHILISTIE : DANS UN TOURBILLON MESSIANIQUE

24 Jun 2023 CHRONIQUE DE PHILISTIE : DANS UN TOURBILLON MESSIANIQUE
Posted by Author Ami Bouganim

Situé en Samarie, S. est un village religieux de 250 familles environ comptant près de 2500 âmes. On s'accorde à louer la qualité de la vie. La convivialité, la solidarité mutuelle, un rare dosage de discrétion, d'austérité, de simplicité et de débraillé rendent l'intimité viable à cette échelle. Ce n'est ni un kibboutz ni un moshav ; c'est un yishuv – une colonie pour qui n'a pas peur des mots. Nulle part au monde on ne trouverait localité pareille, ni policiers ni gardiens, ni tribunaux ni arbitres. Les portes des maisons ouvertes en permanence, de jour et de nuit. Les cœurs aussi, dans la joie et la détresse. Les poches sûrement, dans tous les cas où s'atteste un réel besoin. Un des taux de divorce les plus bas au monde ; un des taux de natalité les plus élevés.

S. se présente comme un lotissement de petits pavillons de deux étages dont les toits sont couverts de tuiles bleu-ciel et de capteurs solaires qui maintiennent la température constante été comme hiver. Les bâtisses sont entourées de minuscules jardins où l'on cultive des légumes diététiques et des plantes médicinales. S. est connu pour ses truffes qui poussent sous un humus produit par l'institut Volcani, spécialisé dans la recherche agricole, et pour le safran qu'on obtient à partir des tiges et des stigmates des bulbes qu'on cultive sous serre. Partout, on trouve des tonnelles couvertes de pampres de vigne et, par-ci, par-là, des figuiers, des grenadiers et des pruniers. Ce n'est pas une localité – yishuv – agricole, elle n'en embaume pas moins été comme hiver.

Les écoles primaires allient les études générales aux études juives. Dans les classes de vingt-cinq élèves environ, on trouve des écrans en guise de tableaux. Les tables mobiles forment tantôt un grand cercle, tantôt des alvéoles pour de petits groupes d'étude. Les ordinateurs des élèves, réunis en réseau, sont branchés à celui des maîtres. Des laboratoires équipés de tout le nécessaire, des ateliers pour les arts. Une salle de sport entourée de terrains. Un amphithéâtre polyvalent qu'un rien convertit en synagogue pour les services religieux. De petits paradis pédagogiques. S. compte également deux lycées, l’un pour les filles, l’autre pour les garçons. Dans les grandes classes, on enseigne également la philosophie générale et la philosophie juive. Des cours traitant des relations entre les sexes sont dispensés régulièrement par des rabbins, des psychologues et des assistantes sociales. L'après-midi, un des lycées accueille les élèves, filles et garçons, qui se destinent à une carrière scientifique ou technologique pour des cours universitaires ; l'autre, les élèves qui se destinent à une carrière dans les communications, les arts et les lettres. Un kolel – institut d'études rabbiniques pour adultes – sous la direction d'un Rav Professor, retraité de l'Université de Bar Ilan, est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En journée, il accueille ceux qui ont décidé de marquer une pause dans leur carrière professionnelle pour se livrer à l'étude de la Torah. Bien sûr les textes fondamentaux, mais aussi des maîtres comme R. Israël Salanter, fondateur du Mouvement de la Morale, le Rav Kook, fondateur du sionisme religieux, le Rav Soloveitschik, fondateur de l’orthodoxie moderne aux Etats-Unis, et même… Emmanuel Lévinas. Le soir, il accueille le grand public pour des activités socioculturelles parrainées par une Fondation. Une riche gamme de cours sur les religions du monde, de l'islam au christianisme et du bouddhisme à l'hindouisme, attirent les jeunes de retour de leur périple à travers le monde ou en partance pour un nouveau périple. La nuit, le kolel est investi par une galerie de kabbalistes en quête de spiritualité.

Le shabbat, S. redouble de sérénité pour connaître un surplus de solennité. Les maisons se vident, les synagogues se remplissent. Le rite dominant combine les rites séfarade et ashkénaze, à l'exception de minuscules synagogues en voie de disparition qui persistent à perpétuer les rites des contrées desquelles les parents ou les grands-parents sont originaires. Le vendredi soir, le samedi matin et le samedi soir c'est tout le yishuv qui devient une grande chorale. Les non-pratiquants ne manquent pas le cours dispensé par le rabbin qui, diplômé de Harvard, trouve toujours des interprétations lumineuses sur la parashah – la portion hebdomadaire de la semaine – et à l'entendre on a l’impression qu'elle n'aurait été écrite que pour ce shabbat et pour nul autre avant ou après lui.

La fierté de S. est sa yeshivat hesder. Elle est tellement recherchée par les jeunes qui souhaitent allier l'étude de la Torah à leur service militaire que ne sont retenus que les candidats qui connaissent la Bible par cœur et maîtrisent deux à trois traités du Talmud. Selon l'accord passé dans les années 50 entre l'armée et les dirigeants de la mouvance sioniste-religieuse, les étudiants passent quatorze mois à s'entraîner au maniement des armes et à patrouiller et le reste du temps à étudier intensément le judaïsme. La yeshivah est dirigée par une personnalité particulièrement impressionnante. Après de longues recherches en physique à l'Université Hébraïque de Jérusalem et à Princeton, l'Institut Weizmann de Réhovot et le Centre atomique de Dimona se sont longuement disputés ses services. On s'accordait à louer ses compétences et à le donner pour candidat au Nobel pour les recherches menées jusque-là. Mais il a choisi d’arrêter sa carrière de chercheur, sous prétexte qu'il n'avait plus rien à découvrir, pour se consacrer exclusivement à son rôle pédagogique comme rabbin de la yeshivah. Celle-ci est généralement considérée comme une des meilleures pépinières des rabbins qui prendront les rênes des institutions rabbiniques à travers le pays.

La plupart des habitants de S. travaillent sur place, qui dans les services, qui dans de petites entreprises de pointe. Nombreux sont ceux qui travaillent à domicile, devant leurs écrans, pour des compagnies internationales. S. entretient d'excellentes relations de voisinage avec les villages arabes environnants. On se rend mutuellement visite, on travaille ensemble, on organise des excursions communes. Les habitants de S., dont rares sont pourtant ceux dont les parents ou les grands-parents sont originaires du Maroc, ont adopté la Mimouna pour se donner l'occasion d'ouvrir leurs maisons une fois l'an aux villageois arabes. Le soir de la Mimouna, ces derniers rendent visite à leurs voisins pour leur restituer le hametz qui leur a été « vendu » la veille de Pâque. Ils sont porteurs de plateaux chargés de gerbes de blé, de mottes de beurre et de pâtisseries arabes préparées, avant la célébration de Pâque, sous surveillance rabbinique. En retour, les habitants de S. prennent un congé à l'occasion de l'Aïd el-Kebir pour passer la journée dans les villages arabes. Une fois l'an, on sort ensemble cueillir les olives sur les terres domaniales.

S. est de tous les avis la réalisation du rêve que l'on caresse pour la Terre promise. Tous les habitants n’ont pas le même train de vie, on ne distingue pas pour autant de différences entre les chemises blanches que portent les hommes le vendredi soir ni entre les robes et les coiffes que portent les femmes pour accueillir la Shekhina. Une « caisse de charité » recueille les dons des plus riches, redistribués aux plus nécessiteux en prêts, dont les délais de remboursement ne sont pas limités à la génération présente. S. n'est pas un yishuv utopique – tiré de l'Altneuland personnel que je trame en mon cœur pour Israël – il est en gestation dans nombre de yishuvim. En Judée et en Samarie. Dans ces mêmes colonies qui ont poussé sauvagement ces cinq dernières décennies. Dans un décor quasi biblique de pierraille, d’oliviers et de chamois, avec des chèvres qui arrêtent de bêler le shabbat. Sur les sommets des collines, étagées sur deux à trois terrasses, et dans des vallons encaissés. Certains jours, on a l'impression d'attendre l'appel du muezzin pour entamer les services religieux dans les synagogues.

Ces colonies s'inscrivent en principe dans l'ethos de l'activisme sioniste qui a présidé à la création d'Israël. Un dunam ici, un dunam là ; un lopin par-ci, un lopin par-là. On fonde partout des colonies pour créer une situation irréversible. Malgré les protestations internationales. Leurs artisans s'en acquittent avec d'autant plus d'enthousiasme qu'ils sont motivés par des desseins messianiques. Ils ne colonisent ni des terres philistines situées sur la bande côtière ni des terres nabatéennes situées au Néguev, mais en Judée et en Samarie, les berceaux de la civilisation juive. Bien sûr, ils ne préconisent plus les principes – la communauté des biens, le travail de la terre promue au rang d’un culte, la rupture avec les rites ancestraux – des premiers pionniers, mais cultivent des idéaux garantissant une certaine continuité avec le riche patrimoine judaïque. Ils ont pris le relais des pionniers de la première heure qui n'ont pas su bercer leurs descendants des liturgies d'Israël et les arrimer à une terre qui sans cela risquait de se dérober sous leurs pieds.

Pour toutes ces raisons, plus nobles et pernicieuses les unes que les autres, Israël est devenu l'otage des colons de Judée et de Samarie. Ce sont eux qui continuent de célébrer le sionisme même s'ils lui donnent des accents religieux et messianistes – et quoi qu'on en dise, le messianisme reste le moteur, secret ou déclaré, de l'histoire juive. Ce sont eux qui mènent le combat contre la menace démographique en se donnant de grandes familles. Ce sont eux qui perpétuent l'amour d'Israël, créent de mini-communautés exemplaires, allient le mieux le maniement des armes, suivi de l’exercice d'un métier, à l'étude de la Torah. Ce sont encore eux qui proposent un judaïsme éclairé et lumineux prenant en considération la souveraineté nationale juive, les découvertes des sciences et les réalisations technologiques dans tous les domaines. Ils donnent de bons soldats et de bons officiers, de bons pères et de bonnes mères, de bons rabbins et de bonnes éducatrices. Ce sont eux qui assument encore le mieux les idéaux qui courent les esprits en Israël.

Depuis la Guerre des Six Jours, en juin 1967, les colons pèsent tant sur l'agenda politique qu’ils entravent tout processus de paix, ne reculant pas devant une guerre civile qui conduirait au démantèlement d'Israël. On peut leur concéder toutes les vertus, on ne peut les blanchir d'une série d'excès, d'autant plus dangereux qu'ils invoquent des motivations morales et religieuses, dont de criminels pogromes contre des villages arabes. Le grand danger réside encore dans leurs réticences à se donner des frontières. Toutes sortes, entre le ciel et la terre, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, les Israéliens et les Palestiniens, le régime de la Torah et celui de l’Etat. Ils seraient atteints d'une variété particulière de daltonisme qui serait à la fois la vertu et le vice les plus insignes du pharisianisme. Ils ne distinguent pas entre le possible et l'impossible, le politique et le religieux… entre « l'avant et l'après », pour reprendre des catégories talmudiques, et cela n'est pas sans réserver des déboires à l'ensemble d'Israël, tant sur la scène politique intérieure qu’internationale.

La construction sauvage de colonies en Judée et en Samarie crée une situation inextricable qui ne permettrait plus de tracer des frontières entre l'Etat hébreu et l'Etat palestinien. Ce ne serait pas dramatique si l'absence de frontières ne créait de facto un Etat binational et une situation de ségrégation pour ne pas dire d’apartheid entre Israéliens et Palestiniens. Au bout de cinquante ans, cette absence de frontières serait décelable dans tous les domaines de la vie publique et privée. La virulence politique, la violence dans les rues, sur les routes, dans les écoles. On ne sait plus qui est pour quoi et qui contre quoi ; qui a raison et qui a tort ; qui incarne le succès et qui l'échec ; qui est patriote et qui traitre. L’absence des limites se rencontre dans les comportements, les prétentions, l’exercice des pouvoirs. On passe en permanence d'un état d'accablement national à un état d'exaltation nationale. Le 26 novembre 2009, un Palestinien armé d'un couteau et d'une hache agressait un adulte et une jeune femme dans les faubourgs de Hébron. On a d'abord annoncé que l’agresseur avait été neutralisé et qu’il était dans un état critique. Une semaine plus tard, on découvrait que blessé légèrement, il attendait la police sur le bord de la route quand surgissant de nulle part une voiture conduite par le mari de la jeune femme le heurtait de plein fouet, passait sur son corps, faisait marche arrière, l'écrasait de nouveau, revenait, l'écrasait, en un aller et retour inexorable. C'était horrible ; c'était insoutenable. Il n'était que de parcourir le lendemain les réactions sur les réseaux sociaux pour voir comment en Judée et en Samarie on saluait ce nouvel héros vengeur d'Israël. Je dois avouer que j'ai ressenti cet aller et retour, retransmis par la télévision, comme une tentative de raturer ma citoyenneté israélienne. Cette hargne était terrible, elle disait le degré d'ensauvagement qui guette les colons de S. et d’ailleurs. Dernièrement, suite à un pogrome perpétré contre un village arabe, c’était un de leurs ministres qui appelait à le détruire. Au bout d'un siècle de guerre larvée, je veux bien croire qu’on perde tout sens de l'humain. De part et d'autre. Si une voix émanait du ciel pour m'annoncer que le conducteur et le ministre sont dans leur droit, je récuserais ce ciel.

L'absence de frontières géopolitiques exacerbe les tensions théologico-politiques. On distingue plus entre instances gouvernementales et instances religieuses ; on ne sait plus dans les rangs de l'armée si l'on doit obéir à son commandant direct ou à son rabbin. L'incitation à l'insubordination civile et à la désobéissance militaire n'émane pas des rabbins intégristes a-sionistes : ces derniers ont su corriger la maxime pharisienne selon laquelle l'on doit composer avec l'autorité de l'Etat en place. Elle émane de certains rabbins se déclarant sionistes et caressant des velléités théocratiques. Pour eux, l'autorité de la Torah, telle qu'ils l'interprètent, prime sur celle de la Knesset et du gouvernement pour ne point parler de la Haute Cour de Justice. Ils recourent volontiers au double langage pour mieux parvenir à leurs fins : en public ils se rangent du côté de la démocratie, en privé ils œuvrent à l’instauration d’un régime halakhique dont on ne sait de quoi il serait fait. Certains rabbins messianistes mettent tant Dieu de leur côté que quiconque n'est pas d'accord avec eux se mettrait hors de la communauté sainte d’Israël. Le pays est l'otage ces rabbins et de leurs disciples, parce qu'on ne pourra ni démanteler les colonies ni les annexer, et ne on pourra pas conclure de traité de paix avec les Palestiniens. On en est à pratiquer l'immobilisme et à en incriminer ces derniers : ce sont eux qui ne veulent pas la paix, ils ne s’entendent qu’au « terrorisme ». En fait, on ne serait pas tant l'otage des colons que de soi, parce qu'on serait tous messianistes dans une mesure ou une autre, et qu’il n'est aucune manière de se désengager de soi que de procéder à une déconstruction du sionisme, du judaïsme, de l'israélisme. Or cette déconstruction a déjà été accomplie. On s'en est vite repenti. Elle ne donnait rien ; elle ne résolvait rien. C'était le post-sionisme.

La semaine dernière, de retour de la colonie de Beth El, j'ai demandé au chauffeur palestinien de mon taxi pourquoi les ouvriers arabes continuent de construire les maisons, de goudronner les routes, de relever le mur. Ni le Fatah ni le Hamas ne leur interdisent de louer leurs bras aux colons juifs, ni par périodes d'accalmie ni par périodes de tension extrême. Je m'attendais à la réponse classique : « Ils n'ont pas le choix, ils doivent nourrir leurs enfants. » Il a laissé passer un silence que j'ai trouvé sur le moment chargé d'indignité. Puis me regardant par le rétroviseur, il a remarqué : « Nulle part, tu n'as une construction de cette qualité et un réseau routier aussi soigné. » Il n'avait pas peu raison. Les pavillons sont des merveilles d'architecture, le réseau routier est l'un des mieux entretenus dans la contrée. On n'a pas besoin de pénétrer à l'intérieur des colonies pour être impressionné par la qualité de l’ouvrage. Le chauffeur précisa aussitôt : « Les travailleurs mettent du cœur à la tâche, ils savent qu'ils bâtissent la Palestine avec des fonds publics israéliens. »

Je ne saurais trop prédire l'avenir. Je ne vois pas clair à mon tour. En l'absence de frontières, entre Israël et la Palestine, entre démocratie et théocratie, entre messianisme et hérésie, je perds mes repères et sans repères je dis tout et n'importe quoi. Ah ! si S. avait été en Galilée ou dans le Néguev ! Ca nous éviterait de nous poser les mêmes questions concernant ces deux régions dans dix ou trente ans. Le messianisme des disciples du Rav Kook était censé sauver Israël, il est en train de le perdre. C’est une dialectique somme toute inhérente au messianisme que de se retourner contre ses artisans pris dans le tourbillon de leurs lubies théologico-politiques…