DANS LE SILLAGE DE DERRIDA : DECONSTRUCTION DANS TOUS LES SENS

31 Aug 2018 DANS LE SILLAGE DE DERRIDA : DECONSTRUCTION DANS TOUS LES SENS
Posted by Author Ami Bouganim

Derrida distingue entre deux modes de lecture : une lecture traditionnelle, s'inscrivant fans la tradition logocentrique, consistant à doubler le texte de commentaires censés l’expliciter à la raison sinon au bon sens ; une lecture transgressionnelle, consistant à considérer le texte-signifiant comme un symptôme littéraire censé nous mettre sur la voie du texte-signifié, que ce soit un signifié historico-sociologique comme dans la critique historique ou psycho-biographique comme dans l’interprétation psychanalytique. L'immanentisme textuel, corrélat du solipsisme textuel, exclut du travail de la pensée tout ce qui ne serait pas textuel : « Il n'y a pas de hors-texte[1]. » Derrida s’attache pour sa part à reconstituer, autant que possible, le contexte du texte étudié, peut-être son sous-texte, et sa reconstitution s’illustre dans un sur-texte se rajoutant au texte. Son herméneutique – si tant est qu’on puisse encore parler d’herméneutique – invoque les liaisons intra-textuelles, « ces communications, ces couloirs de sens », conscientes et inconscientes, ni conscientes ni inconscientes, qui débordent les intentions de l'auteur.

D’une certaine manière, Derrida soumet la littérature philosophique à la stratégie exégétique que les rabbins pratiquent avec la Bible, étendant sans cesse le texte à ses commentaires et aux commentaires sur ces commentaires : « Des communications réglées s'établissent, grâce au jeu de la langue, entre diverses fonctions du mot et, en lui, entre divers rudiments ou diverses régions de la culture[2]. » Présumant de l’on ne sait jamais quel impensé, il pousse  ses prospections toujours plus loin, s’autorisant toutes les audaces. Il va dans tous les sens en quête de sens sans craindre de tomber dans le non-sens. Derrida produit (émet, sécrète, rumine…) son sur-texte sans grande considération pour le hors-texte, donnant l'impression que le texte comble de lui-même l'abîme qui pourrait béer sous le hors-texte. Sa pratique littéraire est l'expression d'un désarroi philosophique avortant d’un désarroi textuel et s’y illustrant : « Perdre la tête, ne plus savoir où donner de la tête, tel est peut-être l'effet de la dissémination[3]. » Sa dissémination serait dans cette citation de Mélanie Klein : « Le sens symbolique sexuel du porte-plume se répand dans l'acte d'écrire en s'y déchargeant[4]. » Ses renvois et ses allusions présupposent chez ses lecteurs ou auditeurs une solide formation philosophique – la connaissance de Heidegger surtout. Souvent, il évente de ses considérations les charmes les plus immédiats des textes étudiés, les compliquant tant qu'on ne saurait pas toujours quoi retenir de ses digressions-commentaires. Une des fonctions d'Hermès étant de conduire les âmes aux enfers, Derrida semble conduire l'érudition au purgatoire.

On renâcle à le suivre dans ses considérations-variations-… enluminures, soit parce qu’on s’accroche au logos pour comprendre, soit parce qu’on perd pied dans les méandres de sa propre érudition. On persiste à considérer la clarté et la lisibilité d’un Platon, d’un Rousseau ou d’un Nietzsche comme leurs principales vertus. Or Derrida n’a de cesse qu’il ne les travestisse, réussissant même – et ce n'est pas la moindre de ses prouesses – à travestir Heidegger. Dans son débordement, l'écriture menace de tourner à vide. Ricœur note pertinemment que si Heidegger nous ramène, avec ses considérations étymologiques, à la source et à la racine de la pensée de l’être, il ne nous indique pas le chemin de retour à la science  et « a philosophy which breaks the dialogue with the sciences is no longer adressed to anything but itself ». Derrida donne l’impression que la tradition métaphysique n'a rien contribué à la connaissance et à l'homme, qu'elle n'a représenté qu'un vaste et pernicieux égarement… et que le vol des avions participe du miracle. Dieu ne nous attend plus au tournant d’un commentaire comme c’est le cas dans la dissémination rabbinique autrement plus humoristique et dessillée, avertie des libertés et des détours qu’elle prend avec le texte.

Le premier et le dernier mot de sa déconstruction restant, quoiqu’on en dise, la construction de son personnage philosophique, Derrida s'illustre dans l’art d’articuler un verbiage intelligent qui promeut le hasard au rang d’une super critique. Il participe gaillardement à la purge que Heidegger réclame du penseur et prend à son tour des accents de prophète oraculaire pour mener une écriture harcelante contre le logocentrisme de la tradition métaphysique. Sa prescience ontologique l’autorise à recourir à l’intimidation antirationnelle comme procédé rhétorique, donnant à la semonce une solennité à arracher des éclats de rire (peut-être était-il plus ironique qu’abscons ?). Toujours sur l’incitation de Heidegger, il pratique une soi-disant rature, simulée ou non, de la métaphysique. Ce faisant, il tente de se dérober à ses déterminations, sans cesser pour autant de recourir – provisoirement – à ses distinctions. Or les contorsions requises par cette dérobade seraient puériles et crispantes. Elles ne réussiraient qu’à rabattre les esprits honnêtes vers... le silence bouddhiste, le tango borgésien ou la samba brésilienne. Derrière la déconstruction de Derrida, on se plaît à soupçonner la dérision d’un homme de pensée brillant qui n’aurait repris la notion de déconstruction – incompréhensible à moins de la prendre comme une extension abusive de la même notion chez Heidegger – que pour s’assurer de la crédulité herméneutique de cohortes de commentateurs. En présentant l’accusation d’obscurité portée contre lui comme une censure, Derrida prend le risque de caricaturer la posture philosophique.

L'homme de Derrida est désespérant : plus il se désespère et plus il désespère les autres. Sa désespérance ne dérangerait pas si elle n'instaurait un régime universel de l'ennui : ennui de vivre, de mourir et de… philosopher.

[1] J. Derrida, De la Grammatologie, Les Editions de Minuit, 1967, p. 227.

[2] J. Derrida, « La Pharmacie de Platon », dans La Dissémination, p. 108.

[3] J. errida, « Hors Livre » dans La Dissémination, p. 27.

[4] Cité dans J. Derrida, De la Grammatologie, p. 133.