DANS LE SILLAGE DE HEIDEGGER : L’ARRAISONNEMENT DE LA NATURE

30 Mar 2020 DANS LE SILLAGE DE HEIDEGGER : L’ARRAISONNEMENT DE LA NATURE
Posted by Author Ami Bouganim

La science requiert la détermination de l'être comme logos – logique ?, de sa pensée comme ratio – procédant par concepts ? et de son dévoilement comme représentation. Elle n’a de cesse de poursuivre son interprétation logistique de l’être comme étant dans toute son objectivité, convertissant les phénomènes en autant d’objets représentés par/pour un sujet de la connaissance. Elle porte la métaphysique à son couronnement – sa ruine ? – dans un inventaire des ressources de la nature, considérée comme un fonds, leur saisie mathématique et leur exploitation technologique. Toute théorie ne serait dès lors qu’une stratégie nouvelle dans le grand dessein de la domination de la nature par son arraisonnement méthodique – Das Gestell ? Ce faisant, la science postule une causalité universelle qui lui permet, grâce aux catégories et aux procédés calculateurs de la raison, de placer la nature au service de l'homme dominateur et consommateur.

Das Gestell recouvre l’oubli de l’être et le requiert pour mieux assurer l’exclusivité de son interprétation de l’être, qui se veut irrésistible, comme étant arraisonné – soumis à la raison. Cet oubli de l’être – dans son indétermination, son épanouissement et sa sollicitation poétique – laisse le champ libre à la pensée calculatrice dans tous les domaines, jusque dans les sciences humaines et les arts pour ne point parler des prétendues sciences politiques et économiques. La technique se départ de sa passivité productrice pour engager le destin des hommes : elle n'est plus un instrument au service des hommes mais déploie le dévoilement arraisonneur de la science qui perturbe l'épanouissement de la nature, la sommant de livrer son énergie. Toute la violence de la modernité serait dans cette conversion de la technique, comme instrument au service de l’homme volontiers artisan, en logistique pour la domination de la nature recouvrant la domination de l’homme ou se retournant contre lui : l’homme croit contrôler la nature et considère la technique comme un vulgaire instrument au service de la maîtrise de ses ressources alors qu’il est pris dans un engrenage dont il ne serait que le rouage qui paiera les pots cassés de son leurre. Il se croit le maître, il n’est que la victime. Il n’est pas même conscient du péril qu’il court parce que ce dernier lui est voilé par la pernicieuse prétention de la Gestell à donner le dernier mot en matière de compréhension de l’être – en l’occurrence sa représentation rationnelle. Dans les termes de Heidegger, « l’essence de l’homme aujourd’hui est assigné à prêter la main à l’essence de la technique » (M. Heidegger, « La fin de la philosophie et le tournant », dans « Questions IV », Gallimard, 1976, p. 309).

La science est minée par une menace interne, inscrite dans sa logique, découlant de sa méthode. Il n’est de science qu’autant que la méthode pratiquée par elle s’empare de la chose et prend le pas sur elle. Or ce primat de la méthode dégénère en spécialisation et en technicisation de la science. Elle poursuit sa recherche sans plus de considération pour l’être, c’est-à-dire sans plus se poser les questions essentielles. Elle se laisse dicter ses visées par le politique et par l’industrie – par des besoins pratiques, voire une raison pragmatique. Seule la philosophie, qui pousse son questionnement à l’essence des choses, peut superviser, revoir et promouvoir la vocation de la science. Sinon, les sciences elles-mêmes « sont philosophiquement frappées de cécité » (M. Heidegger, « La menace qui pèse sur la science », dans « Écrits politiques 1933-1966 », Gallimard, 1995, p. 141).

Face à ce péril, Heidegger accomplit à sa manière la transmutation des valeurs préconisée par Nietzsche, du moins est-elle décelable dans sa transmutation de la responsabilité morale en responsabilité poétique-païenne assumée comme réponse au destin qui nous est imparti par l’on ne sait quoi et que certains assimileraient à des dieux. Cette réponse nous permet de nous aventurer sur un chemin et de lui trouver sens et goût. Le retour aux sources poétiques de la pensée et de la parole auquel procède Heidegger prend la tournure d’un tournant sinon d’un… repentir. Il reconstitue ou restaure l’intimité quasi païenne entre l’homme et les choses : Innigkeit désigne « la tendresse intense de l’intimité » (M. Heidegger, « La Parole » dans « Approche de Hölderlin », Gallimard, 1973, p. 27), invitant au recueillement poétique. Les choses ne sont pas étrangères les unes aux autres, elles sont recueillies dans cette intimité que l’on trouve à l’immersion, perturbée par la science et la technique, dans l’être (la nature ? le cosmos ?).