DANS LE SILLAGE DE HEIDEGGER : UNE META-MYSTIQUE

29 Apr 2018 DANS LE SILLAGE DE HEIDEGGER : UNE META-MYSTIQUE
Posted by Author Ami Bouganim

Heidegger souhaitait ouvrir la possibilité d’un nouveau destin à la pensée, au-delà de la tradition métaphysique classique et du régime logique et calculateur qu’elle instaure par le biais de la science et de la technique. L'histoire de la philosophie, d’Héraclite à Nietzsche, se présente comme une série d'interprétations et de déterminations de l'être qui ne cesse d'éclore – de la notion grecque de phusis – en chacune. Elle ne caresse d’autre vocation que pour la science en vue de conquérir et de maîtriser la nature. Ce faisant, elle rétrograde l’homme au rang d’un vulgaire instrument et le menace dans son humanité même. Heidegger préconise de s’en démarquer pour mieux préserver le déploiement de la pensée de toute limitation par la science et de tout balisement par ses méthodes. Seul un retour poétique dégagerait la pensée des clichés qui se sont accumulés pendant toute la durée de la détermination métaphysique, essentiellement logocentrique, de l’être comme substance, lui restituerait son pouvoir créateur et lui ouvrirait une autre promesse de destin que celui que lui réserve la science telle qu’elle s’est sédimentée jusque-là.

Dans la tentative de soutirer l’homme au régime de la métaphysique, consistant à contraindre l’être à un étant (comme Idée, comme substance, comme volonté…), la pensée accède au statut, au rôle et à la vocation d’une méditation. Heidegger pense pour penser, par passion pour la pensée, pour en prospecter les voies et les débouchés et se garder de privilégier ceux de la science au détriment de tous les autres ( ?). Dans son souci de s’en détourner, il recommande de renouer avec l’origine de la Pensée, alors que l’on se posait la question de l'être (Pourquoi y-a-il être plutôt que néant et qu’en est-il de l’être-là [de l’homme] qui pose cette question ?) et restituait son éclosion-épanouissement sur laquelle se tramerait en définitive toute révélation, religieuse autant que poétique. Heidegger inscrit la philosophie sous un étrange régime pour lequel je ne trouve d’autre terme que celui de mystique. Une mystique arrachée à toute tradition métaphysique, dans un état pur, sans métaphores et sans symboles, mystique de l’être qui ne sollicite pas la pensée sans se dérober à toute détermination pour continuer précisément de la solliciter. Heidegger en vient à préconiser le retour à la source poétique de la parole – au pouvoir dire d'où sourd toute parole – bouchée par le procès logocentrique de l'être où nous engagent la science et la technique.

La veine mystique est décelable partout. Dans le pouvoir que Heidegger prête aux débuts de la pensée grecque, requérant la pensée de l'homme, décidant de son destin, irrémédiablement grec, du moins en Occident. Elle se ressent également dans l'indétermination irréductible de l'éclosion de l'être censée se dérober à toute quête de la pensée puisque celle-ci se résorberait dans une détermination somme toute limitée de l'être comme étant. La mystique est décelable encore dans cette passivité de l’homme, sa non-position, sa non-attitude – dans son laissez être où perce l’être : l’homme ne s’insinue dans l’être pour se laisser insinuer le sens de l’être qu’autant qu’il renonce à sa position-prétention humaine de se poser face à l’être. La veine mystique est encore dans le manège du voilement-dévoilement de l'être – on ne dévoile pas l'être, le posant comme étant, sans le voiler – ou du retrait-dispensation de l'être – l'être ne se donne pas à connaître sans se dérober derrière la connaissance que nous en prenons. De la mystique encore dans l'incitation à tâtonner, en quête d'inédit, par des chemins qui ne mènent nulle part. La mystique de l'être recouvre une mystique de la pensée et celle-ci s'illustre comme cheminement vers un destin inconnu, assumé de façon paradigmatique par le penseur : « Un seul chemin est réservé à chaque penseur : le sien, dans les traces duquel il lui faudra errer en un incessant va et vient, jusqu'à ce qu'enfin il le maintienne comme sien sans pourtant qu'il lui appartienne jamais et qu'il dise ce qui s'appréhende par ce chemin » (M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, p. 255).

A l’instar de toute mystique, celle de Heidegger réclame une initiation. Elle consiste à reconstituer les sinuosités et les plis d’une pensée qui n’aurait jamais autant piétiné pour ne rien dire. C’est peut-être la pire ou la meilleure des mystiques, exhalaison d’une pensée qui, voulant se dérober au destin de la science, se met à babiller. On a l’impression que depuis Heidegger, il n’est d’autre philosophie que mystique, à moins de considérer les pamphlets humanitaires et politiques comme de la philosophie. A l’instar de tous les mystiques, Heidegger accomplit, lui aussi, son « tournant ». Ce dernier participe à la fois de la conversion augustinienne et de l'extase dionysien – plus précisément une variation sur le « laisse toutes choses » de Plotin, considéré comme un « impératif mystique » ou sur le dépouillement et la passivité caractérisant l’abandon par Angelus Silesus. On ne peut s’empêcher, malgré la séduction païenne de ses variations philosophiques, d’incriminer l’anachronisme poétique de Heidegger. Il s’est perché sur ses cimes en guise de retraite et de clandestinité. Ce n’était pas un homme des villes, il ne le devint pas. Plus tard, on tirera de sa pensée une théologie, plus sûrement une doctrine écologique.

Heidegger était plutôt mièvre, il le resta jusque dans son amour et dans son ménage. Le bûcheron en lui maniait des mots pour abattre des métaphysiques et se poser en artisan d’une nouvelle veine de stoïcisme. À l’occasion de la mort du mari d’Arendt, qui avait été sa maîtresse, il écrivit : « En confiant la douleur elle-même à la quiétude en laquelle elle est appelée à se métamorphoser » (Lettre du 9 novembre 1970, p. 199). En récusant toute méthode pour ne pas retomber dans la science, il délie la philosophie et lui donne une tournure… sénile. Lui-même parla du « caquetage heideggérisant » de ses disciples. En fait, il aura légitimé le baratin harassant de la déconstruction qui ne présente d’autre intérêt que de perdre ses lecteurs avec ses auteurs. Sous son ascendant, la philosophie est devenue un déraillement poétique derridien ou un babil philosophico-religieux-amoureux lévinassien. Ne poursuivant plus de vocation pratique, puisqu’elle détourne de la science et ne ramène pas à elle, elle se dégrade en tentative de ravaler de vieux dieux ou d’inventer de nouveaux mythes autour de nouveaux dieux. Sans autre méthode qu’une incitation à la vigilance et à la rigueur que nul ne saurait plus ce qu’elles sont.

Heidegger ne laisse pas place au silence dans sa pensée. Il serait sans cesse en dialogue, sans qu'il ne se risque à nommer son ou ses interlocuteurs, encore moins à préciser ses intentions. On ne peut s’empêcher de relever une troublante convergence entre l'indétermination essentielle de son être – dont on ne saurait que poser la question, ne pouvant rien dire de lui sans tomber dans une vulgaire détermination ontique – et l'indétermination essentielle du Dieu monothéiste – dont on ne saurait se faire une image sans le rétrograder au rang d’un dieu païen.