The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
DANS LE SILLAGE DE MACHIAVEL : LA VENDETTA POLITIQUE


On ne se résoudrait à exercer la violence politique que parce l’homme est méchant de nature. C'est du moins le meilleur prétexte et la meilleure excuse. On ne se déclare pas machiavélique, on l'est sans le crier sur les toits. On n'en est peut-être plus à la création des Etats, on n'en doit pas moins les gérer. Contenir les émeutiers, garantir la sécurité, protéger les institutions. On n'aurait d'autre choix que de prendre des mesures préventives. Dans Le Prince, Machiavel récuse toute vision normative de la politique, elle risque, à un moment ou un autre, de se retourner contre le prince s’encombrant de considérations qui le distrairaient de la poursuite de ses seuls intérêts : « En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu'à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d'homme de bien, il ne peut éviter d'être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en user et n'user pas selon la nécessité[1]. » L'intérêt du prince primant en définitive sur tout autre, l'exercice de la politique prendrait un tour machiavélique sans même qu'il le cherche ou le veuille. Machiavel souligne à sa manière que la répugnance que l'on a pour les gouvernants n'a d'égale que le mépris que ceux-ci ont, derrière leurs sourires, pour les administrés.
Malgré son admiration sans bornes pour Rome, son histoire et ses mœurs politiques, et malgré son mécontentement de la situation qui prévaut de son temps en Italie, Machiavel ne succombe ni à l’exaltation du passé ni au dénigrement du présent. Contrairement aux historiens enclins à ne retenir que les faits de gloire célébrés par les chroniqueurs, sans grande considération pour les petites intrigues qui font l’histoire politique de tous les jours, il se passionne pour celles de Florence. C’est de la petite histoire domestique dans le périmètre d’une cité-état somme toute limitée. D'un côté, l'esprit de modération, de l'autre, l'esprit de discorde ; d'un côté, l'honneur et le courage ; de l'autre, la perfidie et la lâcheté, etc., les dissensions et les divisions ne laissent pas place au juste milieu. Les passions politiques sont si exacerbées qu’elles n’autorisent pas de demi-mesures – comme dans cette réplique du patriarche Vitelleschi, chef des armées du pape, arrêté sur l'ordre de ce dernier : « Les grands personnages..., on ne les prend pas pour les relâcher, et ceux qui valent d'être mis à l'ombre, il vaut mieux ne pas les remettre au soleil[2]. » Machiavel est sous l'ascendant de Cosme de Médicis auquel il attribue le propos selon lequel « on ne dirigeait pas l'Etat le rosaire entre les doigts »[3]. Les Histoires Florentines s’émaille de mots intéressants du genre de ceux sur les conjurations : « Le petit nombre empêche le succès et le grand nombre les fait découvrir » ou sur le pouvoir : « Cette insolence qu'inspire la durée du pouvoir ». Le machiavélisme est décelable dans des passages du genre : « Car les grands hommes, il convient ou de ne pas y toucher, ou, touchés, de les abattre[4]. »
Machiavel montre à la rédaction de ses Histoires Florentines une rude assiduité. Se désolant du destin de certains personnages, se réjouissant du sort d'autres, il était visiblement du parti de l'ordre dans cette patrie du désordre qu'était Florence, se livrant ici et là à de vaines incitations à la modération qui ne convaincraient sûrement pas son… Prince : « Douceur fait plus que violence et prière plus que menace. » C’était un brave secrétaire de cabinet se mettant sur ses vieux jours à coucher par écrit ses souvenirs de service et à rédiger un manuel du pouvoir. Cette cavalcade d'émeutes, de renversements d'alliances, de conspirations, de querelles intestines, de guerres ennuie davantage qu'elle ne suscite l'intérêt. Machiavel ne se remarque ni par son envergure intellectuelle ni par sa vision politique. Seulement, par-ci, par-là, des constatations et des remarques pertinentes : que les circonstances d'urgence réclament des mesures d'urgence ; qu’en politique l'audace pallie au manque de sagesse ; que la victoire politique brouille la moralité ou l'immoralité des actes et leurs motivations. On trouve chez Machiavel une prédilection pour les antiphrases qui donnent à son texte une tournure proverbiale du genre : « ... qu'offenser sans raison, c'est donner une raison d'offenser, et que celui qui rompt la paix doit s'attendre à la guerre. » Des traits d'humour aussi : contraints par les Milanais de renoncer à Lucques, les Florentins « remplirent aussitôt toute l'Italie de déclarations pleines d'amertume, par lesquelles ils annonçaient que puisqu'il n'avait pas plu à Dieu et aux hommes qu'ils s'emparassent de Lucques, ils avaient enfin fait la paix avec cette ville. On a rarement vu gens plus aigris d'avoir été dépouillés de leur bien que ne le furent alors nos Florentins de n'avoir pas pu rafler le bien d'autrui[5]. » Machiavel promouvrait, par-ci, par-là, des règles de vendetta au rang de principes politiques ou dévoilerait que la petite politique telle qu’elle se pratique dans des cités travaillées par les humeurs participe de la vendetta.
Pourtant, dans ses ouvrages d’histoire, Machiavel condamne les princes qui recourraient aux procédés qu’il préconise dans Le Prince pour accéder au pouvoir et s'y maintenir : « En racontant les événements de ce siècle corrompu, je ne pourrai célébrer le courage des soldats, la virtu des capitaines ni le patriotisme des citoyens. Mais l'on verra toutes les fourberies, ruses et artifices qu'auront mis en œuvre les princes, les capitaines et les chefs des républiques, pour maintenir une considération qu'ils n'avaient point méritée. Ce récit ne sera peut-être pas moins utile que l'histoire des Anciens. Si ceux-ci enflamment les hommes libres dû au désir de les imiter, les autres leur apprendront à haïr tant de lâcheté et à l'extirper de leur cœur.[6] » L’historien serait plus moraliste que le politicien. Selon Spinoza, il s'adressait au peuple au-dessus de la tête du prince, le mettant en garde contre les tyrans, lui faisant miroiter tout le mal qu'il aura pour s'en débarrasser. Rousseau reprend la thèse de Spinoza : « En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples[7]. » Machiavel aurait été un homme de Florence, tant passionné par le pouvoir qu'il en a dégagé les ressorts, du moins tel qu'il s'exerçait dans cette ville. En homme averti de l'ambigüité des leçons de l'histoire, il ne prend pas le recul nécessaire par rapport à la pratique politique pour se livrer à des considérations théoriques. Peut-être se l’interdisait-il…
[1] Machiavel, Le Prince, p. 131.
[2] Machiavel, Histoires Florentines, V, 27, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1952.
[3] Histoires Florentines, VII, 6.
[4] Histoires Florentines, IV, 30.
[5] Histoires Florentines, V, 14.
[6] Histoires Florentines, V, 2.
[7]J.-J. Rousseau, Du Contrat Social III, 6.