DANS LE SILLAGE DE NIETZSCHE : LE PANACHE PHILOSOPHIQUE

29 Jul 2020 DANS LE SILLAGE DE NIETZSCHE : LE PANACHE PHILOSOPHIQUE
Posted by Author Ami Bouganim

Nietzsche reconstitue à sa manière l’évolution de la civilisation occidentale. Elle serait à plusieurs cordes, de la métaphysique à la science en passant par la religion, l’éthique et l'art et c’est à elles toutes qu’il s’attaque. Il ne cache pas son dédain pour la métaphysique dont il raille « la laideur du crapaud ». Il fustige le christianisme dont il dénonce « l’idéal ascétique » et ses séquelles sur la santé des hommes. Sa civilisation de la croix, « le plus vilain des arbres », ne s’est pas propagée sans procéder à une perversion des mœurs, des valeurs et des sentiments et seule leur (re ?)transmutation serait à même de remédier au malaise de la civilisation et de rétablir une santé s'accordant avec les sentiments les mieux enracinés dans la nature de l'homme. Nietzsche décrie encore la morale dont il dénonce le mensonge dont l'homme masque l’animal en lui pour mieux s’en protéger. Plus on exalte les idéaux moraux et s'élève avec eux et plus les mœurs se délitent, craquant sous le nihilisme qui court l’Occident et qui se déclare dans une crise morale récurrente sinon endémique. Les tentatives – dites éthiques ? – de la résorber seraient vouées à l’échec parce que trop intellectualistes, elles seraient trop raffinées pour correspondre à la nature humaine, que ce soit celle de la bête blonde ou des hordes (masses ?), et dégénéreraient dans un immoralisme encore plus mensonger. Tentant de dégager la pensée allemande de ses entortillements, Nietzsche cherche les graines de mensonge sous les monceaux de mensonges pour crever, l'un après l'autre, les nuages auxquels elle s'élève et desserrer de la sorte ses étreintes autour de l’homme.

On ne l'a autant mésinterprété que parce qu'il n'aurait cessé de se chercher pour comprendre. Il a beau défaire la toile d'araignée où il est pris, il n'en reste pas moins prisonnier d’elle, moustique de génie ou puce particulièrement pugnace – pour reprendre ses métaphores. Sa prédilection pour la clarté et la concision lui permet de se ranger du côté des Grecs pour dénoncer, mieux que quiconque, la lourdeur allemande : « Faire des néologismes ou des archaïsmes dans le langage, préférer le rare ou l'étrange, viser à la richesse des expressions plutôt qu'à la restriction, c'est toujours le signe d'un goût qui n'a pas encore atteint sa maturité ou qui est déjà corrompu » (F. Nietzsche, « Le Voyageur et son Ombre », Gallimard, p. 84). Nietzsche n'admire autant les Grecs, leur sens de la mesure, que parce qu'ils ont su se donner des contraintes pour se maîtriser et s’en affranchir. Ils sont préchrétiens et c'est à ce pré-christianisme, volontiers grec, qu'il souhaite retourner pour sauver l'humain.

On ne sait pas toujours ce que Nietzsche veut, lui-même ne le saurait pas. Ce qu'il critique ; ce qu'il récuse ; ce qu'il privilégie. Il se cherche entre le plaisir et la puissance. Il passe d’un aphorisme à l'autre sans dessein particulier. Il établit ses diagnostics sans trop savoir que proposer pour traiter les plaies de la civilisation. Son retour de l'éternel reste un leurre et son surhomme pointe un grand détracteur de tout et de rien. Les nazis se sont reconnus en lui, les humanistes aussi, de même que les sur-humanistes. Il a de quoi séduire l'adolescence. Précisément parce qu'elle ne sait pas, elle aussi, quoi proposer. Il était du parti des papillons et il s'est retrouvé du côté des corbeaux. Il était du parti des douces mélodies et il a adhéré aux vacarmes. Il n'était pas de taille à entrer dans la peau d’un Schopenhauer et de tonner avec un Wagner. Ca reste au niveau de variations ; ça n’atteint ni à la plastique de la sculpture ni au spectacle de la peinture ; ça moutonne ; ça ne danse pas. En définitive, Nietzsche a commencé sa carrière comme hagiographe, l'a poursuivie comme aphoriste et l'a terminée comme aliéné. Il aura commis l'erreur de nourrir la plus pernicieuse des illusions : croire, malgré ses critiques sur le génie et la vanité, en son propre génie et présumer de l'importance de ses déboires, de ses maladies, de ses convalescences et de ses divagations. Il a manqué d'humilité cosmique et de modestie humaine. Malgré ses imprécations, il restait pathétiquement romantique.

Nietzsche ne lasse autant que parce qu'il se prend dramatiquement au sérieux, au point de devenir risible. Il pousse tout au tragique, y compris une vie qu'il n'a d'autre choix que de chercher à transmuter pour mieux l'endurer. Il est malade et il exalte la santé ; il est myope et il exalte la vision. Il fulminait et déblatérait, en quête d'un chœur, il ne le trouva que dans les chants martiaux des nazis. Il est en quête d'une mystique dithyrambique et comme il ne peut se désengager de son carcan protestant pour se livrer à la liesse orgiastique et à l'extase sexuelle, il se retire dans la solitude. Le malheureux n'était pas à la hauteur de sa propre philosophie – si toutefois ses critiques, pour pertinentes qu’elles soient, et surtout ses lubies (volonté de puissance, retour de l’éternel, etc.) convergeaient dans une philosophie. C'était un homme des marges – de ces hommes qui vivent en marge de leur humanité et qui le restent – et il a annoncé le surhomme. On retourne sans cesse à Nietzche pour chercher des citations pour en couvrir ses propres intuitions, ses éclats et ses insurrections.

Ce qui séduit chez Nietzsche, ce n'est pas tant son iconoclasme, son surhomme ou son retour de l'éternel que son panache. La hargne qu’il montre à retourner les restes de la dépouille de Dieu dans tous les sens et à prendre sa revanche contre les chantages exercés en son nom sur l'humanité lui vaut plus indulgence que de colère. Son actualité ne participe pas peu de ce qu’il ait lié son nom à Dieu qui, en lui survivant, lui garantit un éternel clin d’œil raillant sa tentative de déicide…