JOURNAL DE LA PERPLEXITE : DE TOUMLILINE A SEGUR

28 Jul 2023 JOURNAL DE LA PERPLEXITE : DE TOUMLILINE A SEGUR
Posted by Author Ami Bouganim

En hommage aux Eclaireuses et Eclaireurs Israélites de France (EEIF) qui marquent ces jours-ci leur 100e.

Rien ne me désignait pour être chaliah des EEIF sinon mon passage de deux ans par les EIM à Casablanca. C’était assez pour laisser des traces indélébiles dans mes souvenirs. Mes hymnes venaient des EI, mes plus belles aventures aussi. La promesse, que je n’ai pas violée à ce jour, la loi de l’Eclaireur que je connais mieux que les lois fondamentales d’Israël pour ne pas parler de la loi rabbinique pour laquelle, je le reconnais, je n’ai jamais eu de patience. Les activités hebdomadaires se tenaient dans un local situé dans un quartier cossu de Casablanca. La France s’attardait, retraitée et désuète, ne se résolvant pas à rompre avec son bien être colonial. Ses gens continuaient d’habiter de suaves villas où ils menaient une vie luxuriante, d’autant plus comblés qu’ils étaient entourés d’une large domesticité.

C’était dans vaste hangar qui portait le nom de Charles Netter, le fondateur de l’école d’agriculture de Mikveh Israël chargée de former les travailleurs dont le Baron de Rothschild avait besoin pour ses colonies en Palestine. D’un côté, une scène en bois sur laquelle on donnait nos malicieuses scénettes de Hanoukka et de Pourim ; de l’autre, un ensemble d’alvéoles qui nous servaient de locaux de patrouille. On devait s’acquitter d’une BA par jour, échanger le salut scout dans la cour de l’école, s’interpeler en émettant un sifflement dont seuls les EI avaient le secret. La véritable maxime était encore de se maîtriser. En toutes circonstances. Courir jusqu’à l’épuisement. Marcher dans les explos jusqu’à avoir les pieds en sang. Travailler aux constructions jusqu’à avoir des ampoules aux mains. Régulièrement nous procédions à la quête de vieux journaux que nous revendions à des grossistes de papier d’emballage pour financer les activités. Nous courrions aussi la ville en quête de lots pour une tombola où tous les numéros étaient gagnants. C’était avec ces revenus que nous nous permettions des escapades qui nous conduisaient à Mogador pour voir les araucarias ou à Tanger pour voir les colonnes d’Hercule.

Les camps d’été se tenaient sous tente. Nous passions une petite semaine à monter des constructions à partir de rondins qu’on assemblait à l’aide de chevilles, nous interdisant d’utiliser des clous. Une deuxième semaine en jeux et en explos. Une troisième en camp volant qui nous conduisait d’une palmeraie au Sahara au site archéologique de Volubilis et d’une ville impériale à l’autre. Pendant la prière, nous écoutions plus volontiers le gazouillis des oiseaux et les vibrations des herbes que la voix cahotante du chantre de service. La plupart des camps se tenaient dans la forêt de Toumliline dans les proches environs d’une légendaire abbaye qui abritait un orphelinat pour les enfants musulmans d’Azrou et qui resta célèbre pour les rencontres œcuméniques qu’elle accueillait à partir de 1956 avec la participation de sommités religieuses de tous les cultes, d’Europe et d’Amérique, d’Asie et d’Orient, d’Afrique et d’Océanie. Les lieux étaient si nimbés de l’aura de ces personnalités qu’ils nous intimaient le recueillement, d’autant que le son des cloches nous parvenait par ces jours de grâce où le vaste campement se réveillait, je ne sais pourquoi, en retard. Je me souviens en particulier d’un camp d’hiver où la tempête de neige ne nous empêcha pas d’accomplir l’explo de Toumliline à Aïn Leuh. Ce fut le plus héroïque – et irresponsable – exploit de ma vie. Dans des pataugas qui ne tenaient pas l’eau, portant, en l’absence de tout équipement, plusieurs couches de vêtements pour ne pas geler.

La discipline était plus musicale que militaire. Nous devions chanter juste et en chœur. On répétait les canons pendant des heures sous la direction de Gilbert qui me précéda d’une décennie à Ségur. Les veillées duraient jusqu’à l’épuisement de nos bûches. Les chants nous venaient de loin. Nous marchions au rythme du Palmach et égrenions le répertoire des pionniers d’Israël. Nous ne nous en cachions pas et quand l’inspecteur de la Jeunesse et des Sports nous rendait visite, c’était tout juste si nous ne l’accueillions pas en entonnant la Tikva. Les chants les plus savoureux nous venaient bien sûr de France. Des ballades sur l’amitié, la marche, la découverte. Quand l’appel au feu retentissait de la bouche du chef de camp, la tête capuchonnée par son foulard, c’était en ombres qu’on sortait des bois. Le lancinant Chant des partisans et le solennel Chant du soir, composé par un responsable des EI lors de l’offensive allemande contre la France en mai-juin 1940, concluaient nos journées.

On m'a longuement – et vainement – préparé à ma « mission » aux EI. Un stage de quatre mois pendant lesquels on m’a abreuvé de judaïsme et de sionisme. La plupart de mes collègues ne montraient de curiosité ni pour l’un ni pour l’autre. Ils n'avaient ni l'enthousiasme hassidique ni la possession divine requis pour s'acquitter de tâches qui en réclamaient. On nous disait que les Juifs de Diaspora s'attardaient dans une condition anachronique et que rien ne les sauverait que de réaliser leur alya. J'ai enduré ce stage comme une corvée, ne manquant pas une occasion de sécher les cours. Il était de bon ton de donner l'impression qu'on s'arrachait à contre-cœur à la mère patrie pour aller aux travaux forcés dans des contrées hostiles où l'on était chargé de l'ingrate besogne de repêcher des Juifs en voie d'assimilation et de sauver leurs âmes. Je ne souhaitais pour ma part que retourner aux EI de mon enfance. Sans dessein sioniste pour ne pas dire messianique. Je ne savais ce qui m’attendait.

J'ai dû me résoudre à rendre visite à Chameau sur la pression du chaleureux Shlomo Elbaz, directeur à l’Agence juive qui m’avait recruté, doué de la plus merveilleuse âme poétique qu’il me soit arrivé de croiser dans ma carrière d’éducateur. J'ai traversé la moitié du pays pour gagner le kibboutz Ein Ha-Natziv, dans la vallée de Beit Shéan, et rencontrer Simon Hamel. C’était, si je ne m’abuse, l’un des personnages fondateurs des EEIF avec la patrouille de Castor. Il était assistant à la Faculté des Sciences de Strasbourg quand la deuxième guerre éclata. Sitôt démobilisé, il s’inséra dans une équipe de recherche à Clermont-Ferrand. Puis tombant sous le Statut des Juifs de Vichy et radié de l’enseignement, il ouvrit avec sa femme la ferme – le Groupe Rural – de Taluyers dans le département du Rhône où se relayèrent pendant trois ans, à partir de février 1941, une vingtaine de jeunes âgés de 16 à 20 ans de toutes les nationalités.

Son totem lui allait à merveille. Comme d’ailleurs tous les noms de totem que les scouts donnent à leurs aînés au terme d’une cérémonie émaillée d’épreuves… indiennes. Malgré son âge, il dégageait une grande solidité et une sourde détermination. Il était trapu, les pieds solidement plantés dans la terre. C'était un jour d'été et la vallée était un véritable brasier. Chameau m'attendait à l'entrée du kibboutz. Il me conduisit à travers des allées désertes et des pelouses calcinées à la cabane qui lui servait de maison depuis trente ans. Sans climatisation, sans ventilateur. Dans les conditions d'austérité et de simplicité qui prévalaient à l'époque dans les kibboutzim. Son épouse, totémisée Fourmi, nous attendait dans le minuscule salon. Elle allait suivre la conversation sans prononcer un mot. Elle était petite, plutôt replète, réservée. Une fourmi. Chameau voulait connaître mes états de service scouts.

C’était une incarnation des vieux pionniers d’Israël. Des derniers probablement aussi. Il avait quitté la France pour participer à sa création. Il continuait de travailler dans les plantations et ne voyait aucune raison de prendre sa retraite – si ce n'était pour écrire le livre qu'il voulait consacrer à la sombre période de la guerre et au rôle des EI. Chacun portait alors un livre en soi, de douleur et de gloire, le sien légenderait la résistance du mouvement scout. A l'époque, les vieilles personnes dans les kibboutzim passaient pour des Anciens de l'humanité. Ils incarnaient trois mille ans de moralité. Ils étaient humbles, sobres et sages. J'ai répondu que je le lirais son livre avec plaisir. Le livre n’a paru que vingt ans plus tard.

Malgré ses acquis, sa notoriété et son autorité, Chameau était toujours aussi partant et volontaire. Il m'a prodigué ses conseils, donné ses instructions et souligné l'importance de mon rôle. Il était sincèrement convaincu que j'étais investi d’une mission sacrée. Je ne pouvais lui répondre qu’elle consistait en tout et pour tout à passer trois à quatre ans à Paris dans des conditions plutôt intéressantes. De bonnes conditions salariales, un travail plutôt plaisant. La ville des lumières, des loisirs et de la romance. J'aurais attenté à la vision qu'il se faisait du rôle d'un chaliah de l'Agence juive. Il insistait en particulier sur l'importance de renforcer les liens entre les jeunes et les Anciens. Je ne comprenais pas pourquoi un gamin de huit ans ou même un animateur de seize serait intéressé à converser avec des septuagénaires. Je ne comprenais pas davantage son souci d'être informé des péripéties que connaissait un mouvement de jeunesse qu'il avait quitté depuis une quarantaine d'années. Je m'acquittais d'une visite de politesse, je recevais l'investiture d'un vieil et honnête sachem. Fourmi s'est jointe à lui pour me raccompagner à l'arrêt du bus. La chaleur s'était partiellement dissoute, le kibboutz sortait de son engourdissement. Ils se tenaient par la main. Je me suis engagé à écrire régulièrement.

Sitôt à Ségur, j’ai réalisé la complexité de la tâche. Le mouvement ne se remettait toujours pas de la révolte des lycéens qui avait suivi la révolte des étudiants. Sous la bannière de la Pédagogie de la Liberté, on avait tout résilié et les groupes locaux qui persistaient dans les traditions EI étaient en sécession avec Ségur. Avec mes collègues, on devait tout rétablir. Un semblant de houltsa et de foulard, un zeste de scoutisme. Jean s’est attelé avec son équipe à remanier la méthode BC, Alain s’est démené pour tenir ses PIFS. Leurs successeurs, tant Bruno que Gérard et Jean-Charles, ont poursuivi la tâche. C’était une génération qui n’avait pas connu Mai 68, ses membres ne demandaient qu’à pratiquer le scoutisme dans le cadre du minimum commun que Jean avait l’art d’illustrer en mêlant autoritairement filles et garçons aux offices. Tout le monde s’y est mis, Jacques surtout qui a restructuré les camps de formation pour la BM et créé Yaniv, dans le cadre du mouvement, pour porter l’EIsme aux jeunes qui n’avaient ni l’envie ni la possibilité de participer à des activités régulières. On s’est même permis de rétablir la totémisation – interdite alors par la Jeunesse et les Sports – non tant pour nous acharner contre les animateurs – une bonne totémisation colle tant à la personne soumise à ce rituel qu’on ne la désigne plus que sous son nom de totem qui concentre tous ses traits de caractère – que pour nous assurer des volontaires pour les lourds travaux que réclamaient les grands rassemblements communautaires où l’on devait montrer que nous étions les meilleurs malgré le beau débraillé de nos sorties et l’amateurisme méprisant de nos spectacles. Nous n’étions pas toujours sur scène, en revanche, nous étions toujours dans la salle ; et je nous vois encore proposer nos chants guitarisés pour nous acquitter de je ne sais quel rassemblement où les mouvements haloutsiques brillaient en très petits nombres par leurs talents artistiques, j’entends surtout Olivier, plus bravache que jaloux, entraîner les EI dans un assourdissant : « Avec nous dans la salle ! Avec nous dans la salle ! » Ce jour-là, nous étions trop pressés pour nous attarder à des danses folkloriques, nous devions gagner la péniche pour un tour régional sur la Seine.

Israël dans tout cela ?! Les EI s’étaient longuement déchirés sur la place d’Israël dans le mouvement pour ranimer leurs débats sur ce thème. J’avais compris que la meilleure manière de l’engager à ses côtés était encore de ne pas en parler. Très vite, les EI ont été des dix et des cents à accomplir le voyage en Israël. Ils n’en revenaient que pour répondre à l’ordre de mobilisation de Jacky et s’entraîner dans le gymnase contigu à la salle du rez-de-chaussée. Puis la Alya est venue d’elle-même, sans être encouragée par un chaliah ou un autre, une alya raisonnée, avertie et par conséquent plus dessillée. Je n’aurais alors jamais pensé que les EI fêteraient leur centième de mon vivant, aujourd’hui je suis convaincu qu’ils fêteront leurs deux cents ans. Ils ont pour eux la veine scoute-écologique, une veine hassidique de bric et de broc qui serait à mon sens la plus belle et la plus ouverte, une religion du minimum commun qui présente le mérite de braver tous les mauvais interdits pour privilégier les meilleurs et cette belle et puérile ingéniosité qui leur permet de se régénérer en permanence. Ils n’ont pas besoin des conseils d’un Ancien. Ils doivent continuer de marcher et de chanter, ils trouveront le meilleur chemin. Autrement, si on avait le malheur de le leur tracer, ils risqueraient de se perdre à nouveau. Je me suis pour ma part toujours dérobé aux activités des Anciens pour ne pas entraver l’épanouissement du mouvement. On m’en tenait rigueur, je crois, je n’ai pas cédé. Ce n’est que dernièrement, avec la publication d’un ouvrage en hébreu retraçant les quatre années passées à Ségur, au Mont-Dore, aux Près, en tournées des camps, que j’ai compris qu’on ne badine pas avec les souvenirs des plus chevronnés et tâtillons d’entre eux sous peine de passer à leurs yeux pour un littérateur de… bric et de broc.