JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LA PERTE DE SES CLES

26 Nov 2025 JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LA PERTE DE SES CLES
Posted by Author Ami Bouganim

J'ai perdu mes clés sur le rivage dans une marche de méditation. Tout un trousseau. La clé de mon domicile bien sûr. La clé de la boîte aux lettres qui ne reçoit plus que des mises en demeure et des publicités. La clé des champs censée me permettre de prendre un jour le large pour un ciel moins plombé et un horizon moins brumeux. La clé de ma maison natale à Mogador qui ressuscitait régulièrement mes souvenirs d’enfance. La clé de la minuscule tirelire qui ne recèle plus que mon insigne scout. Une clé du ciel décerné par Si Brahim, le Charmeur des mouettes, qui portait autour de la taille une ceinture à laquelle pendaient des dizaines sinon des centaines de clés qu'il destinait à ses disciples. La clé du secret que j'incarne et que je ne me décide pas à introduire dans la serrure d'un livre. La dernière clé USB sur laquelle j'enregistrais les brouillons de ma vie et que je conservais précieusement sur moi pour les mettre au propre dans ma tombe. La clé des songes avec laquelle je tentais depuis des décennies de percer le mystère du rêve. Un passe-partout censé ouvrir les cœurs vermoulus et les esprits bornés. La clé amulette que je tenais de ma mère et qui me protégeait contre le mauvais œil, la médisance et la démence. La clé du bonheur qui devait me livrer accès dans mon sommeil à l’abîme du silence. Une clé universelle enfin dont je ne saurais vous dire ce qu'elle ouvrait. Un corbeau aura dû les piquer, une vague les emporter. Je n'allais pas passer la nuit à attendre que l'oiseau me les rende ou que la mer me les restitue. Je suis rentré chez moi et j'ai ameuté un serrurier. Quand je lui ai annoncé que j'avais perdu mes clés, il a eu un long silence que j'ai interprété comme des condoléances. Puis il a annoncé qu'il ne se déplaçait pas pour moins de 300 shekels. J'ai répondu que je craignais que ça ne me revienne plus cher. Il est venu avec son attirail d’intrus patenté. Il a travaillé pendant de longues minutes en ruminant dans sa barbe contre tous ces êtres distraits qui ne savent plus garder leurs clés ni se résoudre à confier des doubles aux voisins. Quand il a enfin ouvert la maison, la perte était telle que je n'ai plus reconnu l’intérieur. J’ai tout de suite compris que rien ne serait plus comme avant, que j’allais devoir changer de mœurs et m’acclimater à un nouvel intérieur. Je n'avais d’autre choix que de me constituer un nouveau trousseau de clés. De tout et de rien, au gré de nouvelles lectures et écritures, avec de nouveaux dieux et de nouvelles prières. De nouvelles attentes philosophiques aussi. Le miracle ne se produisit pas, je ne savais d’ailleurs lequel. Je devais tirer mes conclusions, rédiger un testament, renoncer à mes tentations pour le large. J'étais tant attaché au vieux trousseau que je n'allais plus vivre qu'en étranger chez moi…