The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LA RUE DES AMANDES

La somptueuse rue d’Angleterre résonnait des échos amortis par les ans de nos marelles, de nos ballons prisonniers et du vol de nos pigeons. Les entrepôts des bâtisses étaient bâillonnés, ne libérant plus que les derniers râles des mélopées berbères qui accompagnaient le tri des amandes. C’était la première fois que je revenais, c’était au milieu des années 90. Harcelée par les vagues, poursuivie par le vent, désertée par ses gens, la ville se délabrait. Les murailles partaient en croutes, les portes avaient perdu leurs canons, le clocher n’attirait plus personne, le muezzin remuait l’absence, l’horloge ne donnait plus l’heure. La teigne, qui avait sévi dans les têtes, avait gagné les pelouses, les parterres et les palmiers. Seuls les araucarias résistaient. Je ne reconnaissais personne, personne ne s’avisait de reconnaître mon père. Des bribes de souvenirs se bousculaient dans la nostalgie qui les avait coconisées.
Notre bâtisse était contiguë à la demeure du pacha borgne qui avait collaboré avec les Français. On l’avait démolie avec tant de hargne qu’elle avait communiqué ses lézardes à nos murs et celles-ci étaient si larges qu’elles menaçaient nos alcôves. Les carreaux de la verrière, tourmentés par le vent, ne cessaient de casser et de s'écraser dans la cour dans un éclat de triomphe de l’on ne savait quel démon. Les portes et les volets claquaient, secouant la bâtisse. Les souris et les chats s'introduisaient librement sous la porte, les malheureuses hirondelles, en quête d'une issue, se heurtaient aux murs. Les mouches, les abeilles et les hannetons voltigeaient jusqu'à ce que, par distraction, ils échouent dans l'une des nombreuses toiles d'araignées qui dentelaient les coins. Les fenêtres donnaient sur le Méchouar et ses remparts, sur le quai des calèches, sur la porte de l’horloge gardée par deux minuscules canons en bronze que nous chevauchions sous le regard de notre mère nous surveillant derrière les vitres. C'était un paradis, il l'est resté.
La céleste et minuscule synagogue située dans la rue, ciergée d’âmes, cirée de litanies, saturée d’andalouses, s’était reconvertie dans la menuiserie. Les maisons étroites qui jouxtaient la muraille avaient perdu leurs poupées, leurs meringues, leurs caramels et leurs pralines. Le négociant en amandes colorié en violet s’était volatilisé avec ses collègues et concurrents. Il s’était attaché l’élégante écriture de ma mère contre des pleines poignées d’amandes et des jouets qu’il nous ramenait de ses voyages de plaisance et de charme. La rue débouchait sur un paradis où les vagues s’ébrouaient, ovationnées par les mouettes et les goélands. Un nouvel homme de la rue me demanda si je cherchais quelqu’un :
« Je cherche mes mots », dis-je.
Son signe de la tête me dissuada d’engager une conversation qui n’aurait débouché sur rien. Il ne comprendrait pas, il était d’une autre rue. Il n’en répondit pas moins :
« Cette rue n’a plus de mots, ils sont partis avec le pharmacien qui habitait cette maison, le vendeur de chaussures qui habitait au bout, le ministre de l’église anglicane, les institutrices de l’Alliance qui donnaient des bals, les Espagnols qui géraient Tangaro. »
J’étais tombé sur le gardien de la rue, conservateur de ma nostalgie. Il renouvela sa demande, c’était sa manière de poursuivre ses recherches, recueillant plus de souvenirs des visiteurs que n’en partageant avec eux. Le conservateur se doublait d’un guide qui avait trouvé la manière la plus digne de mendier dans cette ville à l’abandon. Il n’innova rien ni sur les circonstances de la mort du pharmacien ni sur les frasques des gitans des terres intérieures qui sous-louaient des chambres chez l’habitant pendant l’été. Il n’en ressuscita pas moins l’enfant qui mordait dans son croûton saupoudré de miettes de sardines grillées aromatisées au citron et se délectait du mille-feuille aux mille goûts qui collaient au cocon d’où le papillon peinait à dégager son poème. Ni lui ni moi ne soupçonnions alors qu’Essaouira se remettrait de sa déchéance et connaîtrait le lustre d’une ville balnéaire bradant son insularité casanière contre une piste d’atterrissage et sa sobriété sardinière contre l’insatiété des cuisines du monde.

