The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LE PELERINAGE DE SAFED

Un guide nous ouvre les sites et les cœurs. Il nous conduit à travers les ruelles malaisées de la vieille cité kabbaliste. On est en pleins travaux de restauration ; on n’arrête pas de restaurer les lieux. Des deux côtés de la grand-rue, des boutiques closes. Les portes sont bleues. Les murs. Les persiennes : « Tout est bleu, explique le guide, pour égarer l’ange de la mort. Quand il se présente, il ne voit que du bleu, se croit toujours au ciel, ne trouve pas sa victime et retourne bredouille. » Ernst Bloch, que l’on peut légitimement considérer comme l’un des derniers prophètes du judaïsme, colorait l’utopie de bleu : « Nous bâtissons dans le bleu, ce bleu qui est partout l’horizon du monde » (E. Bloch, « L'Esprit de l'utopie », Gallimard, 1977, p. 299). Mon compagnon aime dans cette histoire le stratagème auquel recourent les humains pour abuser les anges. Il se passionne pour le commerce des humains avec les invisibles. Chaque peuple aurait ses invisibles, ses maîtres, ses saints. L’univers des invisibles serait encombré, au point de ne savoir où passe la ligne de partage entre eux et les humains ni celle entre les invisibles bienfaisants et malfaisants.
Des escaliers conduisent au vieux cimetière où sont enterrés les kabbalistes de Safed. Il n’est pas négligé ; il n’est pas entretenu. Les tombes sont si serrées qu’on a l’impression qu’on a enterré les morts les uns contre les autres, les uns sur les autres. L’entassement dans la vallée constitue un vaste monument mortuaire traversé d’un chemin empruntant, par-ci, par-là, des escaliers. Des tombes plutôt rudes, sans enluminures, pas une fleur, pas une herbe, abandonnées à la dévotion des hommes. De rares arbres auraient poussé d’eux-mêmes et des étoffes de toutes tailles et de toutes couleurs ont poussé sur leurs branches. Elles sont censées nouer ou dénouer des destins, jeter ou lever des sorts. Un ravaleur travaille sans grande conviction au sommet d’un rail qui sert à évacuer les gravats et les détritus. Il reconstituerait, à la demande d’on ne sait qui, les épitaphes sur les tombeaux les plus dégradés. On ne peut porter autant de dévotion aux kabbalistes et négliger leurs sépultures. Un cimetière est le décor où l’intervalle entre le dérisoire et l’éternité revêt toute sa magie, sa morbidité, sa sérénité. On ne gagne rien à vivre si l’on ne plonge pas de son vivant dans le vertige du néant et ne s’attèle pas à poursuivre le leurre de l’éternité.
Sur notre gauche, un sentier mène au bain rituel où plongeait le A. R. I. – en hébreu Lion –, un acronyme de Ashkénazi Rabbi Isaac (Louria), le maître incontesté des lieux (1534-1572). Il ne passa que deux ans à Safed et sa kabbale, collectée et transmise par ses disciples, imprègne à ce jour la théologie du judaïsme et la destinée juive. Il passait pour déchiffrer les traits, lire les pensées, sonder les âmes… descendre à leurs racines. Il comprenait également « le gazouillis des oiseaux et interprétait leur vol ». Un kiosque propose des serviettes. On en louerait une, se dévêtirait, se laverait de ses péchés. Dans le bain rituel du Ari sinon dans son eau ; en son souvenir sinon en notre conscience. Mais nous sommes attirés comme des somnambules par le tombeau sur la droite. Le chemin se couvre de dalles et celles-ci s’enduisent de cire. Elles se font si glissantes qu’on est obligé d’assurer chacun de ses pas. La chute, en ce lieu, serait fatale. Un minuscule carré de tombeaux bleus dans la grisaille environnante : la mort est peut-être noire ; l’éternité, elle, serait bleue. Le tombeau du Ari est encadré par ceux de ses principaux disciples. A ses pieds, un tombeau sans nom. Un pèlerin, familier des lieux, nous assure que c’est celui du bedeau de la synagogue, dont la science kabbalistique ne se révéla qu’après la mort du maître.
Je ne peux m’empêcher de voir dans ce détail une confirmation de ma thèse sur les bedeaux. Ils seraient les véritables gardiens des cultes. Dans les cercles kabbalistiques ; dans les tribunaux ; dans les châteaux ; dans les salles d’attente. Ils ont l’art d’introduire les solliciteurs, les accusés, les vassaux, les patients. Un rabbin surveille les lieux en psalmodiant des psaumes. Il ne demande pas la charité ; il demande la prière. Il nous invite à l’imiter en nous tendant des livres. On s’incline par politesse, par respect aussi, par dignité. On ne boude pas le culte des morts, encore moins celui des saints, dans les civilisations qui, constate mon compagnon, « embaument le souvenir de leurs morts dans de la cire ». Il marmonne à son tour un psaume – je ne sais lequel ; allume un cierge – je ne sais où il se l’est procuré ; se recueille – je ne saurai jamais ce qui lui est passé par la tête. Les psaumes sont parmi les plus beaux poèmes liturgiques au monde. Ils trament l’âme de ceux qui ont été bercés par eux. Ils agissent sur leur lecteur plus qu’ils ne lui disent leur contenu. On les connaît par cœur ; on ne saurait vous dire de quoi ils parlent, à moins de les lire attentivement pour les comprendre. De chercher à en saisir les intentions de sens plutôt que de les revêtir de nos attentes et de nos souhaits de sens.
Seuls les saints se doublant de mystiques s’attireraient la dévotion des vivants bien au-delà de leur dérisoire heure de gloire : « La fleur nocturne de la foi, dit Jean-Paul, continue à s’épanouir et dans l’obscurité de la fin, son parfum redonne des forces. » L’âme du Ari continue de briller dans les cierges incandescents, les relents de cire et le marmonnement des psaumes. Les saints ne quittent pas le monde ; ils le hantent ; ils s’attardent pour nous consentir leur protection ; ils continuent, dit Bloch, de « mûrir dans les destinées des hommes ». On ne se risque pas plus loin dans le néant, pour se préserver de tout soupçon. On le pourrait ; on le devrait. Il n’est de grande ouverture que du néant. On quitterait le règne humain pour accéder au règne post-mortem : « Dans la porte qui se referme, dit Bloch, seul notre manteau reste pris, lequel de toute façon ne nous appartient qu’à la manière d’une cosse ou d’un fragment minéral » (E. Bloch, « L'Esprit de l'utopie », p. 317). Bloch n’était pas kabbaliste et s’il l’était ce serait en amateur – comme nous autres – ou parce qu’il avait été conquis par des doctrines qui entraînent à des hauteurs et à des écarts insoupçonnés. La mort est peut-être l’instrument par excellence du tikkun ou, du moins, de la récupération des âmes – autant d’étincelles – prisonnières des pelures corporelles : on se dépouillerait de sa cosse matérielle pour réintégrer l’Adam Kadmon. Vous n’avez pas compris, je ne me comprends pas plus que vous. On n’est jamais assez kabbaliste ou bien on l’est trop. La réalité serait plus prosaïque et plus banale. On meurt. Un point. Silence.
Ce n’était qu’un pèlerinage à Safed du temps où les pèlerinages étaient des simulations de sa propre mort…

