JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LES CENDRES DU BUISSON

24 Apr 2025 JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LES CENDRES DU BUISSON
Posted by Author Ami Bouganim

Ma perplexité se nourrit de cendres. Depuis que j’ai découvert la Shoah, vers l’âge de dix ans, dans des livres, Auschwitz en est venu à désigner le buisson de Dieu et aucune circonstance atténuante, aucune trouvaille théologique, aucune exhortation religieuse, nationale ou tribale n’ont pu l’en arracher. Les théologiens n’en continuent pas moins de prêcher ; les poètes de chanter ; les écrivains de produire des romans ; les lecteurs de s’arracher les dernières nouveautés. Sans avoir vécu la Shoah, sans même en avoir été contemporain, Auschwitz constitue une plaie dans ma mémoire, mon être et ma pensée. La littérature sur la Shoah reste en deçà de sa réalité. Certains livres, plus poseurs que recueillis, ne contribuent qu’à cautériser la plaie. Nulle part, on n’assiste à une purulence des souvenirs, une calcination des mots, une décimation des textes. Je cherchais autre chose que ces chroniques de ghettos qui se vident, ces témoignages de survivants qui se survivent, ces récits d’endurance désespérée.

Primo Levi serait un des rares à nous aider à comprendre la banalité des témoignages des rescapés. Les détenus, dans les Läger, n’étaient pas des hommes, mais des bêtes battues, tenaillées par la peur, « qui ne réagissent plus aux coups ». Les bourreaux étaient passés maîtres dans l’instauration d’un régime de déshumanisation. Ils devaient démolir l’homme pour dissuader chez lui toute résistance et le convertir en bête pour le massacrer sans réticences ni remords. La bête n’était pas du côté du bourreau ; elle était du côté de la victime, dont le bourreau devait se protéger. La transition de l’humain au bestial était si rapide, si insensée, si inattendue que l’on ne protestait pas. Très vite, on entrait dans « l’hypnose du rythme ». Bientôt, on perdait jusqu’au sens des mots, voire jusqu’à l’espoir de protester un jour dans un témoignage. L’univers concentrationnaire mérite, à en croire Levi, d’être considéré comme un laboratoire.

La question de Dieu pendant la Shoah et après elle est restée sans réponse et ce ne serait pas sans perturber la condition juive. Les intégristes, volontiers négationnistes, n’auraient proposé d’autre réponse que de se reproduire pour reconstituer les ghettos décimés. La théologie orthodoxe recouvre un abandon par Dieu – une passion, dit Lévinas – plus brouillon pour l’heure que celui qui court le christianisme. Primo Lévi se montrait radical sur cette question : « Aujourd’hui, je pense que le seul fait qu’un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque de prononcer le mot de Providence. » La prière d’un détenu, remerciant Dieu de n’avoir pas été sélectionné pour le crématoire, suscite son indignation : « Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre. »

Je n’ai pas voyagé dans un wagon à bestiaux ; je n’ai pas connu la violence des bousculades sur les quais ; je n’ai pas été arraché aux miens ; je n’ai pas connu la queue devant un crématoire. Je n’en attendais pas moins, toutes ces années, une théologie où percerait le désastre. Entre les mots ; les phrases ; les paragraphes. L’hébétude du regard, la torture des entrailles. L’écriture tourmentée. Un discours qui tomberait en cendres. Je veux bien m’en remettre à Cyrulnik, je n’ai jamais eu de patience pour ses mots de consolation emballées dans sa résilience qui ne recouvre pas grand-chose. Je veux bien relire « Le Guide des Perplexes » de Maïmonide, il ne me réconcilie en rien avec Dieu. On raconte que les cendres des crématoires, évacuées à grands jets d’eau, se déversaient dans une mare située à proximité de la rampe. Sitôt que les portes des wagons à bestiaux s’ouvraient, les déportés se précipitaient sur cette mare pour se désaltérer. Ils n’avaient pas bu pendant des jours et des nuits. Cela s’est produit une fois, déclare Primo Levi, il n’est aucune raison pour que ça ne se reproduise pas.  

Photo : Francine Mayran