JOURNAL DE LA PERPLEXITE : MAISON-GALANTE

5 Oct 2023 JOURNAL DE LA PERPLEXITE : MAISON-GALANTE
Posted by Author Ami Bouganim

C'était à Marie-Galante, dans le coin d'une crique qui ne percevait pas même les remous des vagues. Des nuages immobiles attendaient les instructions d'un dieu qui s'était dilué dans la lumière. Un rêve à l’étale, sous les cocotiers, dans une chaleur encore plus ramollissante qu'autour de la Méditerranée. Une île cuivrée par l'histoire, livrée à la sereine beauté de la solitude, en attente d'un bouleversement, peut-être une montée des eaux qui l'engloutiraient. Des sites créolés, comme cette Gueule Grand-Gouffre ou cette Ravine du Massacre où les Anglais auraient été empoisonnés aux mancenilliers. Le pays est saturé de noms, de récits... de scènes. De vieux noirs tiennent les rênes de bœufs tirant des chars chargés de canne à sucre ; d'autres, assis sur le bas-côté de la route, en chemise bariolée, donnent l'impression que l'homme blanchirait en vieillissant. Le tutoiement généralisé instaure comme un régime de nourrice.

Le poète créole me reçoit dans sa case sur le bord de la mer. Une bâtisse déglinguée, couverte de tôle et meublée de brocante. Un taudis du bonheur, avec des bougainvillées de toutes les couleurs et des nids de tortue au pied des cocotiers. Une chambre sous la soupente. D'un côté, la mer, de l'autre, la mer, comme un miroir du vide. La nuit, les cigales rivalisent avec les grincements des charnières rouillées. A je ne sais combien de milles, à vol de canard, Pointe-à-Pitre reste un bourg qui ne se décide pas, depuis des siècles, à prendre l'allure d'une ville.

C’était un décor pour le personnage que le poète poursuivait de sa rancune et de son rêve. Il connaissait les plantes, les oiseaux, les bêtes et il était particulièrement épris de ses poiriers, dont les graines tourbillonnent, inséminant les alentours. Il se préparait son musée personnel un peu comme à Mogador chacun rêve de se donner un musée en guise de mausolée. Lui-même se déclarait bâtard de Marie-Galante, né d'une servante noire et d'un père marron, qui l'a reconnu sans épouser sa mère. Il écrivait pour compenser sa bâtardise, un peu comme j’écris pour endurer mon exil. Il se posait en chantre de son île un peu comme je me pose en chroniqueur de Mogador. Il voulait nourrir le français de créole un peu comme je veux lui communiquer le souab et le serr de Mogador. La tolérance, répétait-il, commence par celle des couleurs.

L'ancien est condamné, le nouveau reste provisoire. Les Français auraient quitté les lieux depuis longtemps s'ils n'avaient été aussi vaniteux. Le contentieux entre eux et les créoles ne sera pas vidé de sitôt. Ceux-ci ont troqué leur collier de forçats contre des colliers en or. On regimbe pour se donner l'illusion de la liberté intellectuelle dans la servitude politique. Au reste, nul ne souhaiterait vraiment qu'ils partent, ni qu'ils restent. Ce sera pour le dernier chapitre dans la houleuse décolonisation des vestiges de l’Empire français. Peut-être aussi de sa colonisation. Pour le meilleur davantage que pour le pire.