The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
JOURNAL DE LA PERPLEXITE : UN COLLOQUE DANS UN PIGEONNIER

L'université de Haïfa s'est donné une tour de trente étages qui domine la région. Ce n'est pas un phare, ni de la pensée ni de la recherche, mais un horrible monument perché sur le Carmel qui s'accommode mieux de son temple Bahaï et de ses jardins que de ce campus où les bâtiments se pressent tant les uns contre les autres, mêlant les sciences et les humanités dans un charivari qui serait désormais celui de la connaissance, qu'on en est à redouter que le Carmel ne se révèle, par un imprévisible et mauvais jour, un volcan éteint et qu'il ne se mettre à cracher des laves de salive académique. L'intérieur aussi est ingrat, avec de très célèbres fresques murales auxquelles on ne s'attarde pas plus qu'à des graffitis. Seul un musée, plutôt éclectique, atténuerait le gâchis architectural de cette université qui se cherche toujours une vocation. Le trentième étage de la tour réserve néanmoins une surprise : un escalier intérieur conduit à un auditorium suspendu, un observatoire d'oiseaux, un pigeonnier ! D'un côté, la vallée de Jezréel et celle de Zébulon, de l'autre, le nord du Sharon, une vue imprenable sur la baie de Haïfa. La mer, à l'étale de l'éternité, se révélerait aussi plate que l'ennui que l'on trouverait à écouter des interventions par trop universitaires.
Je ne sais par quel concours de circonstances j'ai échoué de nouveau dans un colloque. Je me sais allergique à ce genre de rencontres ; ma participation m'est vivement déconseillée par mon psychiatre ; d'année en année, je suis de plus en plus allergique à ma voix irrémédiablement racornie. Malgré cela, je me suis laissé prendre, peut-être par amitié ; peut-être par curiosité : un colloque sur les communautés juives du sud marocain. Un demi-siècle plus tard, je me serais attendu à plus de rigueur. Dans la recherche, l'analyse, l'exposé. Or, c'est toujours aussi brouillon et délié, anecdotique sinon banal. Ca manque de sagacité et de finesse. De jeunesse aussi puisque les têtes à la tribune et dans la salle sont blanches quand elles ne sont pas chauves. Ce n'est ni clair ni précis. Sans grandes découvertes ; sans remarques particulièrement lumineuses. Pourtant, en cinquante ans, les postes se sont multipliés. Des instituts de recherche ont vu le jour. On ne compte plus les thèses sur les lignées rabbiniques de Fès et les us et coutumes de Marrakech. De l'hagiographie. De l'apologie. De la nostalgie surtout. De l'on ne sait quel exil résilié ou perdu ; quel retour exaucé ou désenchanté. Dans cet arrachement au Maroc, vécu comme un traumatisme qu'on tenterait de cautériser par la recherche, des rabbins incultes sont promus au rang de saints, des mœurs viciées au rang de nobles coutumes ancestrales.
Ce jour-là, les gens du Tafilalet étaient à l'honneur. Ils parlaient de dynasties maraboutiques. De mariages prématurés ; de noces qui ne duraient pas moins de vingt-trois ( ?) jours ; des envies des femmes enceintes qu’on se dépêchait de satisfaire ; des accouchements qu’on accélérait en sonnant dans des cornes de bélier avant de sabrer les démons. Des commémorations du calendrier hébraïque qui étaient autant d'occasions de se gaver et de prier, de prier et de se gaver. Malgré les années, on en est toujours à cette chronique de la bombance dans laquelle excellent les braves historiens du judaïsme marocain. Un écrivain – d'un autre calibre que l'auteur de ces malheureuses lignes – en aurait tiré, je n'en doute pas, « Mille ans de bombance ».
L'école historienne dominante resterait celle de la Mimouna. Ses traditions de voisinage judéo-musulman, son ambiance, ses sucreries, ses pâtisseries, ses miels, ses trémoussements… sa bombance. Derrière les déballages des inextricables lignées rabbiniques, connues ou inconnues, j'attendais la philosophie qui se cacherait dans leurs arrêts juridiques. En vain. C'était à croire qu'on ne pensait pas au Maroc et que ses chercheurs ne s'encombraient pas de… penser. J'attendais d'eux qu'ils dévoilent les passerelles trans-religieuses entre le soufisme maghrébin et la kabbale maghrébine, convergeant en l'occurrence dans le maraboutisme. En vain. Ce serait plus étanche aujourd'hui que par le passé, entre les chercheurs davantage qu'entre les pèlerins qui ne distinguaient pas dans le temps entre marabouts musulmans et juifs. Un badaud des colloques, auditeur libre, soulève un tollé en situant le tombeau de je ne sais quel marabout dans un lieu précis. Dans la salle, on persiste à le situer ailleurs. La remarque d’une sommité, plus perspicace que ses collègues, tranche le débat : « C'est de notoriété publique que les historiens du judaïsme marocain prêtent au même marabout dix sépultures au moins. »
J'attendais qu'ils s'intéressent à Elie Benamozegh et à l'empreinte qu'aurait laissé Mogador, dont ses parents étaient originaires, sur son œuvre – ils n'ont pas même entendu parler de lui. J'attendais qu'ils mentionnent Léon Ashkénazi et sa virtuosité pour le drosh maghrébin. J’attendais qu’ils reconnaissent en Derrida un théoricien, plus brouillon que leurs rabbins, de leur dissémination salivaire. En vain. Je ne peux croire que leur riche panthéon de rabbins n'aient rien dit de pertinent sur Dieu, sur l'homme, sur le sens. Une bribe par-ci, une bribe par-là. Je ne demandais pas plus, je n'ai jamais demandé plus. Un aphorisme à ressasser « sur ma couche », par mes nuits d'insomnie, à laquelle m'accrocher pour ne pas me sentir à découvert en ce monde. Mais ce n'est qu'un carré de vieux nostalgiques qui pistent le goût de leurs souvenirs dans des expressions et des légendes. J'en suis à me demander ce qu'ils cherchent à prouver et ne peux m'empêcher de penser que ces recalés de la culture dominante israélienne n’ont de cesse de se découvrir des rabbins et des poètes. C'est dire à quel point ils ont intériorisé l'aliénation dont ils paieraient toujours le prix à gros pavés illisibles qui ne contribuent pas grand-chose au monde et à la cité. Ils avaient en Andalousie musulmane et chrétienne une riche galerie de poètes parmi les plus prodigieux, de penseurs parmi les plus magistraux et de kabbalistes parmi les plus ingénieux et ils s’en sont laissé dépouiller par un establishment universitaire qui les a rabattus vers d’obscures recherches folkloriques.
Leur nostalgie n'est ni conservable ni transmissible et un étranger qui se serait risqué dans ce pigeonnier n'aurait rien compris à l'exultation générale. Elle ne meublera pas l'imagination des générations à venir ni ne nourrira l'intelligence de la vie. Elle ne passera pas ; elle se diluera. Elle ne se conserverait que dans la bombance, qu'elle soit littéraire ou culinaire, et celle-ci serait en train de succomber à la critique, au cholestérol, au diabète et aux régimes sans saveur qui prolongent des vies plus incolores que passionnantes. On ne peut plus incriminer l'establishment universitaire ashkénaze, on ne peut qu'attendre une nouvelle génération de chercheurs qui ne nous raconteront plus leurs vies ni n’étaleront leurs rancœurs et leurs doléances en guise de recherches. Elle ne verserait ni dans l’apologie ni dans l'hagiographie. Elle n'embellirait ni ne caricaturerait des souvenirs ; elle n'en aurait plus. Peut-être la perte des vécus et la disparition des témoins sont-elles requises pour mener des recherches qui ne seraient pas de bric et de broc.
Soudain, je succombe à mon tour au charme de cette rencontre. Ce colloque ne ressemble à aucun de ceux où les intervenants se livrent à des séances de lecture rapide. L'ambiance est bonhomme. On se régale de proverbes qui seraient autant de concentrés de sagesse pratique ; se gargarise d'expressions judéo-arabes qui cachetteraient des allusions et des grivoiseries ; s'ébroue dans une mémoire qui résiste à sa déliquescence. Ce sont les derniers de mes juifs du mellah. Ils ont pris leur retraite dans la recherche. Ils ne traînent plus dans les sordides centres commerciaux des bourgades périphériques, ils trônent sur le Carmel. Ce sont, à n'en pas douter, des habitués de ces colloques. Des retraités de l'on ne sait quelle gloire ou quelle déchéance. Ils se connaissent, ils s'écoutent. Depuis deux ou trois décennies. Ils ont des soupirs de regret, des bougonnements de protestation. Ils sont dans une synagogue. La plus haute au monde, la plus proche du ciel. Ce sont, d'une certaine manière, les personnages d'Albert Cohen qui ont investi ce glorieux pigeonnier. Un siècle plus tard. Le prophète Elie serait parmi eux. Il les accompagnerait dans leurs dernières années. Entre deux exils. Du Juif errant au Juif chercheur. Peut-être s'est-il incarné en ce grand gaillard qui a sillonné le Maroc pendant dix ans pour établir les relevés de ses cimetières juifs. Il intervient dans les débats pour évoquer une tombe, citer une épitaphe. Il a le cadastre des marabouts dans la tête. Les plus indulgents disent c'est un anthropologue, les plus sévères que c'est le gardien mortuaire du judaïsme marocain. Je me plais à cette nouvelle incarnation du prophète Elie. Le chroniqueur en moi a relayé le chercheur. C'est plus intéressant. Un chercheur s’improvise bedeau pour appeler à minha [la prière de l’après-midi]. La science attendra la prochaine génération.

