LA CAVERNE DE FILS-DU-SERPENT

30 Sep 2017 LA CAVERNE DE FILS-DU-SERPENT
Posted by Author Ami Bouganim

Je ne sais d'où mon père tenait son surnom de Fils-du-Serpent. Il véhiculait une légère ou accablante connotation (je n'ai jamais su), il ne s'en accommodait pas moins de lui, comme l'ensemble de ses coreligionnaires. Je ne sais ce que dénotait cette tendance à attribuer des surnoms, comme si un nom, un prénom français et un prénom hébraïque, attribués à la naissance, ne suffisaient pas et qu'on devait les corriger ou les compléter d'un surnom, attribué à mesure que se précisait le personnage de chacun. On racontait que mon père tirait le sien de son homonyme, le saint de Marrakech sur lequel veille un serpent ou qui agit par l'intermédiaire d'un serpent. Les avis sont partagés sur ce saint. Selon certains, c'était un collecteur de fonds venu de Jérusalem pour sa tournée annuelle. Il se chamailla avec le grand rabbin de Marrakech et quitta précipitamment la ville un vendredi pour un village au pied de l'Ourika. Il était si bouleversé par l'attitude de son hôte qu'il se sentit mourir. Il s'arrêta au pied de la montagne, s'enveloppa du linceul qu'il avait dans ses malles et annonça à sa suite : « Le grand rabbin de Marrakech est mort et je suis convoqué devant le tribunal céleste pour comparaître avec lui. » Il recommanda qu'on le mît sur sa mule et l'enterrât là où elle s'arrêterait. Quand elle s'arrêta, le soleil suspendit sa course pour qu'on puisse procéder à l'inhumation avant l'entrée du shabbat. On avait à peine fini qu'on apprit que le grand rabbin de Marrakech était mort au même moment. C'est une belle légende et ce n'est pas moi, membre de l'Ecole des Contes et Légendes, qui la ruinerais, même s'il me paraît peu probable qu'un collecteur de dons sacrés venant de Terre sainte portât un nom aussi… berbère.

Ce qui est sûr c'est que le surnom dénotait chez mon père un trait de caractère, et j'ai beau passer en revue mes nombreux travers, de la misanthropie à la paranoïa, du ressentiment à la rancune et de l'esprit de vindicte au plaisir que je trouve à sécréter du venin, je ne trouve pas… lequel. Je sais seulement que tout serpent qu'il était, il n'est jamais arrivé à se débarrasser des rats qui rongeaient ses sacs et déjouaient ses meilleurs pièges. On imagine bien que je ne me suis pas contenté de cette interrogation et que j'ai consacré toute une recherche au serpent, du serpent tentateur du paradis par qui le péché arrive au serpent procréateur par qui la postérité arrive et le serpent guérisseur par qui le repentir arrive. Rien ne serait plus injuste que la malédiction divine que lui valut son rôle d'instigateur du bon et mauvais instinct : « Tu te traîneras sur le ventre, et tu te nourriras de poussière tous les jours de ta vie. » J'aurai pris sur moi, par respect filial, de réhabiliter ce bel animal qui aurait imprimé sa morsure au Désir et son ambigüité à la Connaissance. Dans l'attente de me mordre la queue à mon tour.    

Fils-du-Serpent tenait la première boutique à gauche sur la photo en couleurs. Elle était moins clinquante et prometteuse. Elle n'était pas pavée et son bleu était délavé. Elle n'avait pas d'électricité et les heures d'ouverture changeaient avec celles du jour. Elle avait deux ou trois serrures dont les lourdes clés étaient de véritables monuments et deux ou trois cadenas qui fermaient un verrou. Le soir, Fils-du-Serpent passait s'assurer qu'il n'avait oublié de fermer aucune des serrures et… rassurer le magasin. Il passait pareillement vérifier notre sommeil avant d'aller se coucher. C'était sa tournée mogadorienne de l'angoisse et de prière.   

La boutique était divisée en trois parties par le comptoir derrière lequel Fils-du-Serpent se tenait et par une rangée de sacs en jute retroussés remplis de pois-chiches, de cacahuètes, de poudre de piment rouge, de curry, de cristaux de soude et de boutures de cannelle qu'on suçait en guise de bonbons. Des étagères artisanales, sur lesquelles s'entassait une dissonante quincaillerie, couraient les murs. Des pioches, des bêches, des râteaux et des pelles. Des clous, des marteaux, des tenailles et des scies. Des pièges et des souricières. Des poêles, des marmites, des chaudrons, des assiettes et des verres. Des balances et des poids de mesure en laiton qui étaient alors l'outil le plus vital de l'économie marocaine. Pour nourrir neuf bouches, ce devait être un bon commerce. Tous les trois mois, il empruntait de l'argent à un prêteur qui me donnait l'impression d'être un philanthrope et se rendait à Casablanca pour une tournée des grossistes. Au bout de trois ou quatre jours, il était de retour ; la marchandise suivait. Il n'était ni riche ni pauvre, il était marchand et quand à l'école, les maîtres demandaient des précisions, je répondais quincailler et trouvais ce mot plus clinquant que commerçant.   

Fils-du-Serpent passait son temps à attendre les clients et à partir de dix heures environ, des grappes de villageois, se tenant par l'auriculaire, investissaient la ville en quête d'un produit ou d'une nouveauté. Entre deux visites, il lisait la portion biblique de la semaine ; la revue qui circulait dans la rue ; les journaux entassés derrière lui qui le servaient pour emballer les produits qu'il vendait. Autrement il mettait à jour son registre de commerce qui relevait davantage du journal de bord, avec ses observations sur les tendances parmi les gens du bled, des remarques de lecture, des commentaires bibliques… Lui aussi avait l'écriture soignée de l'Alliance Israélite Universelle dont toute la didactique se bornait à inculquer l'art de donner de belles lignes à ses lettres. C'était ce que le prestigieux et laïc réseau scolaire avait trouvé de mieux pour corriger des esprits saturés de prières et de textes sacrés.

Fils-du-Serpent portait le béret au lieu de la toque traditionnelle. En semaine, il le portait serré sur la tête et le shabbat, il le troquait contre un vaste béret basque. Je ne le connaissais pas vraiment, je ne crois pas l'avoir connu. Il avait la foi rude mais le sourire bienveillant. L'écart de ces cinquante dernières années est trop grand pour que les générations se reconnaissent l'une en l'autre – à moins de s'attarder dans je ne sais quelle doucereuse vision du ciel et de la terre. J'ai retenu son surnom, je m'en suis revendiqué. En vain. Je n'ai jamais su acheter ou vendre, encore moins marchander. Il a laissé – comme chacun ! – un traité de kabbale. La première fois, je n'ai pu tenir plus de dix pages. La deuxième fois, je n'ai rien compris. Ce n'est qu'au bout de la dixième fois que je me suis dit que la meilleure manière de me pénétrer de sa kabbale était encore d'en présenter la quintessence à un congrès universitaire international consacré aux études kabbalistiques. Un jour, je vous en présenterai le summary, parole de Fils-du-Serpent Jr.  

Photos : Collection David Bouhadana.