The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
LE CHANT DU LIVRE : L’ACADEMIE MATERNELLE
Ma mère s’en remettait pour notre santé aux médecins des Colonies, les premiers à introduire les rayons X qui ne guérissaient pas les méchantes plaies ou les mauvaises teignes sans inséminer les germes de cancers à venir. De même, pour notre maintien, elle ne jurait que par les instituteurs de la République détachés auprès de la Résidence pour nous inculquer les bonnes manières et les bonnes mœurs qui m’auraient tant corseté l’esprit qu’il aurait perdu de sa vivacité berbère. En revanche, pour notre parler, elle ne se fiait qu’à sa sacro-sainte Académie française dont elle s’était procuré, je ne sais dans quelles circonstances, un dictionnaire (édition 1935, qui n’avait par conséquent que vingt-cinq ans !), qu’elle consultait régulièrement pour corriger notre vocabulaire, notre syntaxe et notre orthographe, au point de m’interdire tout style original qui aurait fait de moi un auteur digne d’une auréole aux lignes d’une coupole. Elle vénérait tant ses Académiciens qu’elle ne pouvait concevoir qu’ils commissent une erreur dans l’emploi du subjonctif ou dans l’accord d’un participe passé. En particulier, son très cher Anatole France, qui ressemblait à Monsieur Anatole, retraité qui soulevait son chapeau pour la saluer lorsqu’il la croisait dans la rue : « Ah ! c'est que les mots sont des images », le citait-elle volontiers, « c'est qu'un dictionnaire c'est l'univers par ordre alphabétique. À bien prendre les choses, le dictionnaire est le livre par excellence. » Je persistais à ne pas comprendre, contre l’Académie et son dictionnaire, pourquoi le mille-feuille devait prendre un trait d’union qui m’obligeait à le manger en deux temps, pourquoi Dieu ne prenait pas un accent circonflexe qui aurait rehaussé son rang et pourquoi le c cédille ne se résignait pas à devenir un s. Je serais volontiers passé entre les mailles grammaticales de cette langue nombriliste entre toutes si l’on ne traînait pas le cordon ombilical de la langue jusqu’à la mort. Ma mère était une Académicienne d’honneur, comme des millions de mères orthographiées par le ministère des Colonies.
C’est dire à quel point j’ai vécu dans le culte de « la plus prestigieuse institution littéraire au monde », comme aiment à le répéter ses illustres membres, et même quand j’ai découvert qu’elle ne servait à rien sinon à produire un dictionnaire tous les siècles ou tous les demi-siècles qui, lui aussi, ne sert rien, j’ai continué de suivre les décès de ses Immortels et leurs réincarnations en lesquelles, pour les connaître de près, ils ne seraient probablement pas reconnus. Je n’ai du reste jamais cessé de prendre sa défense – la plus protégée par moi après les moulins de Don Quichotte – contre ses détracteurs dont les plus virulents, croyez-en moi, se recrutent parmi les enfants qui ont déçu les attentes académiciennes de leurs mères. Or, malgré mes nombreux séjours à Paris, je n’avais jamais visité les lieux. Sitôt que je me risquais sur le pont des Arts, accompagné du souvenir de ma mère, je n’étais pas arrivé au quai Conti que je l’entendais demander si j’avais l’âme assez pure et la conscience assez propre pour me risquer dans son Saint des Saints. Je n’étais ni prêtre ni lévite, je risquais de m’oublier, commettre un sacrilège et succomber à je ne sais quel malaise. Je me dépêchais de rebrousser chemin pour me perdre dans le Sentier, le Marais ou la Grange aux Belles où je me sentais plus à l’aise. En vérité, je ne me décidais pas parce que j’aurais déçu ma mère. Ce n’était pas en vulgaire visiteur qu’elle attendait de moi de me glisser à l’intérieur, elle réclamait les tambours, de la Garde civile pour me célébrer et non des Gnaouas pour m’exorciser, et « la crapaudière » (c’est du Chateaubriand !) des Quarante Chevaliers de la Coupole, qu’ils soient de chair ou de peluche.
Je n’avais rien pour être admis sous la Coupole. Je n’étais ni un homme de lettres ni d’armes, ni un ecclésiaste ni un politique, ni… ni… Je n’étais pas français, n’envisageais pas de demander ma naturalisation (du reste, passablement allergique au coq, je ne l’aurais jamais obtenue) et n’avais pas manié l’épée depuis qu’à six ans on livrait des duels sur les créneaux de la scala de Mogador avec des épées en bois qui se brisaient plus vite qu’ils n’achevaient nos adversaires. J’étais par ailleurs trop brouillon, insolent et négligé pour caresser la vocation de devenir majordome, que ce soit du Temple ou de la Coupole, et me résoudre à porter un pantalon haut et une redingote avec queue de pie, toute brodée qu’elle soit de lauriers en or. Je savais néanmoins à quel point la France, « mère des sciences, des arts et des lettres », était fière de ses institutions, du Louvre à l’ENA, succombant à toutes les avances de les reproduire à l’étranger pour mieux garantir son rayonnement dans le monde. Rien ne flattait plus son orgueil national, ne redorait mieux ses blasons, ne caressait autant son coq dans le sens de la crête que d’être sollicitée pour créer un Louvre à Abou Dhabi ou une ENA à Béréshid.
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L’Institut de France regroupe cinq sections : l’Académie française (40 membres), l'Académie des inscriptions et belles-lettres (55), l'Académie des sciences (263), l'Académie des beaux-arts (63), l'Académie des sciences morales et politiques (50 membres), toutes sises dans l'ancien collège des Quatre-Nations. J’aurais été français de souche, de sol ou d’honneur, j’aurais été scandalisé, je crois, par la puérile OPA symbolique de l’Académie française sur l’ensemble de l’Institut. On ne voit qu’elle, n’entend qu’elle, ne s’intéresse qu’à elle. On n’accorde l’immortalité qu’à ses membres, ne fête que ses élus, ne couvre que leurs discours. Peut-être parce que ses membres sont plus glorieux que ceux des autres Académies, peut-être parce qu’elle compte dans ses rangs plus d’anciens journalistes, reconvertis dans la littérature, d’anciens éditeurs, qui ont fait et défait des carrières littéraires, des critiques rémunérés au boniment et, ce qui n’augure rien de bon pour son avenir, de plus en plus de médiatreux. Mais peut-être aussi parce que les autres Académies savent les sciences, les arts et les lettres mieux logés chez elles et qu’elles s’amuseraient du remue-ménage de leur aînée et de ses précieuses séances du dictionnaire. Leurs membres, moins livresques et grandiloquents, moins portés aussi à s’armer pour défendre la langue et à se donner des devises pour se s’en gargariser, se gardent de s’ingérer dans son manège.
Créée en 1635 par Richelieu sur le modèle de l’Accademia della Crusca fondée à Florence en 1582 et ayant déjà publié son Vocabolario en 1612, tout le prestige de l’Académie française lui vient, on l’aura compris, de ma… mère. C’est dire que quiconque médirait d’elle se rendrait coupable de marricide (je ne vous dis pas les protestations que va m’attirer ce mot !). Elle a pour mission « de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Il ne lui prit pas moins de 60 ans pour produire son premier dictionnaire. Je ne sais quelles sont les procédures de travail des Académiciens mais je présume qu’ils doivent plancher sur les notes préparées par des cohortes d’agents de la fonction publique détachés auprès des mots. Antoine Furetière, un des rares académiciens exclus par ses pairs pour avoir envisagé de publier son propre dictionnaire (1685), se vengea de son éviction en décrivant les modalités de travail de la commission du dictionnaire en ces termes :
« Chacun pointille sur chaque article, et le juge bon ou mauvais selon sa connaissance ou son caprice ; très souvent on le réforme au pis, ou on ne fait que changer peu de chose dans l'expression. Mais cela se fait avec tant de bruit et de confusion, que les plus sages se taisent, et que l'avis des plus violents l'emporte. Celui qui crie le plus haut, c'est celui qui a raison […]. Quand un Bureau est composé de cinq ou six personnes, il y en a un qui lit, un qui opine, deux qui causent, un qui dort et un qui s'amuse à lire quelque dictionnaire qui est sur la table. »
Neuf dictionnaires plus tard, cela se serait amélioré ou compliqué car soucieuse de ses lourdes responsabilités, l’Académie s’est toujours illustrée par son conservatisme et sa lenteur. Le moindre changement soulève des polémiques qui restent sa contribution la plus intéressante à l’esprit français. Elle, la plus guindée et pincée des institutions, consacre… l’usage et attend, le plus naturellement du monde, des décennies pour s’assurer que celui-ci s’est bien enraciné. En 1990, à peine s’était-on permis de corriger certaines anomalies orthographiques, décoiffé certains mots de leurs accents circonflexes (sans en accorder à Dieu, que ce soit sur le i, le e ou le u…), francisé certains mots étrangers qu’elle s’émut tant qu’elle faillit entamer une grève... du dictionnaire. Ses bêtes noires, ses véritables bêtes noires, ne sont pas les petits chroniqueurs qui n’ont pas même su exaucer les vœux les plus intimes de leur mère, mais les chercheurs qui lui contestent toute compétence en matière de linguistique. Ses équipes, composées davantage d’artisans ou d’artistes que d’experts de la langue, ne présenteraient aucun avantage sur celles qui planchent sur le Larousse ou le Petit Robert. En novembre 2017, une tribune signée par 77 linguistes intitulée « Que l’Académie tienne sa langue, pas la nôtre » lui contestait toute autorité en la matière et l’invitait à s’abstenir dans des débats lexico-pédagogiques où elle ne comprenait mot. Ce jour-là, j’ai senti ma pauvre mère se retourner dans sa tombe et j’ai dû observer, à cause de ces cuistres de linguistes, un jour de deuil supplémentaire !
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Les ans ridant mes traits, je redoutais de plus en plus de me retrouver en présence de ma mère sans avoir visité sa chère Académie. Nous n’aurions pas eu de quoi nourrir nos colloques perpétuels sur l’immortalité. Je me suis donc résigné à adresser une demande officielle (conservée dans les archives de l’Académie avec le discours que Chateaubriand, récusé par l’Empereur, n’a jamais prononcé) où je sollicitais de la (à moins que ce ne soit le ? – sûrement le, elle y tient, la passionaria de l’Académie !) Secrétaire perpétuel(le) son conseil très avisé pour la création, sur le modèle de son institution, d’une Académie de la langue amazighe en Israël. Je proposais ce pays parce que c’est encore la seule contrée où les chleuhs détiennent le plus de pouvoir politique, sont le mieux représentés dans les vindictes sur les sciences, les arts et les lettres et où, ligués contre les Ashkénazes polonais, ils s’entendent encore le mieux. J’avais un nom berbère, disposais de lettres de recommandation de toutes les institutions que j’avais créées dans ma satanée vie, baragouinais le berbère de mon père, commerçant itinérant dans le Souss avant de s’établir dans le marché aux Grains d’Essaouira, on ne pouvait qu’agréer ma demande. Je ne redoutais, autant le reconnaître, que les manœuvres des… Ashkénazes de l’Académie française, de Pierre Nora à Alain Finkielkraut en passant par tous ceux qui se révèlent Ashkénazes sitôt qu’un chleuh s’avise de marcher sur leurs plates-bandes.
J’ai été reçu par une aimable attachée de communication, bon chic bon genre, dont j’accordais dans ma tête les participes passés et mettais les accents sur les voyelles. Elle m’a conduit à la salle des séances où chaque Académicien avait son marocain gravé de son nom en or, à la salle du dictionnaire où s’élaborait laborieusement la énième édition et en traversant la bibliothèque j’ai pu constater la riche livraison paperassière des Académiciens. C’était tant fastueux et clinquant que je ne pouvais m’empêcher de trouver tout cela enchanteur. Les salles étaient bien sûr vides, la bibliothèque aussi. Sans parler de la chapelle – ronde à l’intérieur, ovale à l’extérieur, ou le contraire – désertée de tout esprit saint, que ce soit celui de Saint Paul ou de Saint Hegel, qui attendait la mort d’un nouvel immortel pour retrouver son animation. On a eu un Sénégalais, un Chinois, un Argentin, un Haïtien, un Libanais, un Russe … et même un Anglais ! Quand aura-t-on un Berbère ?!
Mon hôtesse revenant sans cesse aux travaux des Académiciens, je feignais de m’intéresser, me gardant de l’associer aux petites misères que dans sa grande sollicitude ma mère m’infligeait au nom de son Dictionnaire (Edition 1934) – plus sacré que le Pentateuque de mon père – qui avaient fait de moi un petit délinquant littéraire inventant des chroniques de toutes pièces pour écrire ce que l’on pouvait encore écrire au-delà ou en deçà des livres. (Je tenais Kafka, Proust et Joyce pour les derniers écrivains dont les œuvres n’autorisaient plus que des soupirs ou des râles littéraires.) C’était si silencieux et fluorescent que je cherchai instinctivement l’odeur des lieux. Des relents de livres pourris dans un grenier. Des arômes d’encre montant des archives ou sortant des magasins. Les exhalaisons des passions et des sueurs consignées dans les ouvrages. Les remugles des siècles et de la vieillesse. Or les lieux n’avaient pas d’odeur, ni cirage ni vernis. On ne cuisinait rien d’autre que les nominations pour mieux les déguiser en élections et… les nouveaux mots qui ne paraîtraient pas tôt qu’ils seraient périmés.
Je n’étais pas là pour incriminer la prestigieuse institution de mes carences et limites littéraires mais pour exaucer – même littérairement – les vœux de ma mère. J’ai demandé à mon hôtesse si je pouvais rencontrer le Secrétaire perpétuel. Mais celle-ci s’était retirée pour écrire un nouveau livre sur l’Académie qu’elle portait à bout de bras :
« Quatre siècles réclament plus d’un livre », précisa mon hôtesse.
Je n’ai pas cherché à deviner de combien de millions de livres cette coupole était le cénotaphe. J’ai seulement regretté que l’Académie n’ait pas admis jusque-là dans ses rangs un auteur de romans policiers qui l’aurait choisie comme cadre s’une série de meurtres – pour le choix d’un mot – et de scandales – pour l’élection d’un candidat – dans des livres qui assureraient, davantage que son dictionnaire, une meilleure connaissance de ses coulisses, de son patrimoine, de ses largesses… des pouvoirs d’adoubement symbolique et mondain qu’elle garantit à ses sociétaires – contre la bagatelle de 100,000 euros en moyenne que reviennent l’acquisition d’un costume – commandé chez les meilleurs couturiers – et la fabrication d’une épée finement ciselée – commandée aux meilleurs designers. Je ne pouvais que louer la camaraderie des Académiciens et demander à voir le 41e fauteuil. Ce fut le seul moment où mon hôtesse se départit de sa diligence énarchienne et trahit de premiers soupçons à mon égard :
« L’Académie n’a que 40 membres et par conséquent que 40 sièges. »
Je n’ai pas voulu lui dévoiler que le 41e fauteuil était probablement le plus prestigieux de tous, me promettant de lui consacrer tout un post, de même qu’au Fauteuil hanté, au Fauteuil maudit, etc. J’ai simplement demandé si je pouvais serrer la main d’un Académicien, en chair et en os, pour une photo qui achèverait de convaincre mes collègues du parrainage de l’Académie amazigh par l’Académie française :
« Je crains, cher Monsieur, de ne pas en avoir vu ce matin, nous ne sommes pas jeudi, jour du dictionnaire. »
Je suis sorti de ma visite plus déçu que comblé. Mon hôtesse était restée sur sa réserve et ne m’avait pas livré les anecdotes croustillantes dont j’avais besoin pour éventer le beau mythe que se faisait ma mère de l’Académie et me secouer de ses attentes. Elle était trop prisonnière du ministère des Colonies pour se contenter d’une Académie de la langue amazigh, autrement plus prometteuse. Je n’excluais plus, pour mieux répondre à ses vœux, de présenter ma candidature, ne serait-ce que pour la sentir, face au cuisant refus, reporter sa déception sur elle. J’avais peut-être passé l’âge, je n’avais rien publié d’intéressant, je n’étais pas connu. Mais rien n’était impossible au Secrétaire perpétuel, au Garde des Sceaux, au ministre de l’Intérieur… au président de la République, Grand Protecteur de l’Institut. Je mettrais une condition pour surmonter mes réticences et ce serait d’être le… millième Académicien. Soit qu’on s’engageât par décret régalien à m’accorder ce classement à titre posthume pour ce « Chant du Livre » lâchement concocté derrière le dos du livre, puisqu’on n’en était pas encore à huit cents et qu’il passerait encore des siècles avant qu’on n’arrive à mille, soit que je réussisse l’exploit – littéraire bien sûr ! – de tuer les deux ou trois cents Académiciens qui me séparaient de la millième nomination.
Un récit, « La Mite », se mit aussitôt à s’emballer dans mon esprit, parmi les brouillons et les ébauches de milliers d’autres récits, avec des candidats se bousculant – clandestinement – auprès des Immortels encore en vie pour briguer un fauteuil, même si ce n’était que pour un an, un mois ou un jour, le temps de succomber à la mite qui rongeait le Grand Mythe. Mais dans mon excitation, risquant d’échouer dans la cellule d’un couvent, d’un bagne ou d’un asile plus sûrement que dans un fauteuil sous la Coupole, je l’abandonnai pour ne pas avoir l’esprit mité à mon tour. Je devais chercher plus prosaïquement une manière – littéraire bien sûr ! – de convaincre le Secrétaire perpétuel de déroger au protocole et d’annoncer la millième nomination avant la huit-centième et la neuf-centième pour ne pas parler des vulgaires nominations ordinaires...
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Malheureusement, mon plus grand handicap, je l’avoue, n’était pas d’être plus entiché de l’amazigh que du français et nourri de plus de gouaille berbère que de grandiloquence gauloise mais de ne jamais tenir, par toutes ces lettres qui courent, mes engagements littéraires, y compris ceux noués par un cordon ombilical…

