The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
LE CHANT DU LIVRE : LA SARABANDE DES LIVRES

Je n’ai rien contre les rentrées littéraires. Ce déluge de livres n’est pas pour me déplaire. Il promet de draper Paris d’un linceul de papier. Pour deux ou trois mois. Le temps qu’on distribue leurs prix aux plus talentueux, aux plus connus ou aux plus aguicheurs. C’est mieux que Raoult et Zemmour, quoiqu’ils ne doivent pas être absents de la grande parade livresque. Je ne suis pas, je l’avoue, acquéreur des livres qui valsent sur les ondes, s’ouvrent sur les plateaux, se bousculent sur les colonnes. Je crois savoir comment ça marche, j’ai été de ceux qui recevaient ces livres pour écrire des recensions. Je n’en disais que du bien, je n’avais pas le choix, j’étais payé pour cela, je n’allais pas m’aliéner les auteurs et leurs éditeurs pour ne point parler de leurs parents, leurs enfants, leurs amants ou leurs maîtresses. Surtout, je n’allais pas commettre la détestable faute de goût de médire d’un écrivain. Je n’étais qu’un pauvre gratte-papier, mal placé pour maltraiter des livres qu’on s’accordait à encenser le temps d’un automne. Depuis, j’ai rendu ma plume et me suis abonné à Amazon d’où je reçois mes classiques, qui ont résisté à des centaines d’automnes, pour le dérisoire prix d’une aumône aux lettres. Malheureusement, mes recensions continuent de me coller à la peau et comme je dois figurer dans des listes de recenseurs, je continue de recevoir des livres gratuitement. Je range certains parmi les livres à lire le jour où l’on réussira à me débrancher de ma liseuse et à me redonner le goût du papier, d’autres dans la bibliothèque des livres que je ne lirai pas. Les plus douteux, ceux dont je soupçonne les dessous négriers ou incestueux, qui dégagent des relents de dégénérescence, je les mets directement à la poubelle. Sans grands remords critiques, veillant bien sûr à les déposer dans la poubelle destinée à recevoir les journaux, les magazines, les bottins, les livres de cuisine, les autobiographies et tous les livres de… l’Ecclésiaste.
Depuis que l’écriture s’est généralisée et que la production des livres s’est emballée, je croule sous les livres. J’ai l’impression que c’est désormais le monde entier qui tremperait sa plume dans l’encre de ses souvenirs et de ses passions ou en raclerait l’encre de ses prédécesseurs pour tisser un essai sur le canevas de leurs essais. On ne comprend pas toujours cette volonté de produire un livre. Surtout quand l’on a tout dans la vie et qu’on risque d’étaler son incurie davantage que son talent. Surtout encore si l’on doit louer les services d’un atelier d’écriture, mendier une misérable mention dans un torchon, se prêter à je ne sais quelle revue des ridicules sur un plateau télévisé, racoler ses lecteurs l’un après l’autre. Pourquoi laisser derrière soi un livre qui ne trahirait que la puérilité d’avoir cru qu’il laisserait autre chose qu’un nom sur une urne en papier dans la liste de plus en plus longue d’illustres immortels inconnus. Dans ses « Lettres persanes », Montesquieu incrimine… l’esprit. On veut avoir de l’esprit, on veut être rangé parmi les hommes d’esprit : « La nature semblait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères ; et les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d’avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui : il veut encore tourmenter les races futures ; il veut que sa sottise triomphe de l’oubli […] ; il veut que la postérité soit informée qu’il a vécu, et qu’elle sache à jamais qu’il a été un sot. » Je n’ai rien contre cette généralisation de l’écriture, je la trouve même attachante. Plutôt rédiger son testament littéraire que cultiver un jardin de retraité. Je demanderais seulement à ce qu’on me raie des listes des recenseurs et qu’on ne touche pas au seul loisir qu’il me reste encore dans ce domaine – celui de choisir mes lectures. Le lecteur reste, pour reprendre Cervantès, « bénévole ». Même quand il achète le livre, il peut ne pas l’ouvrir ; même quand il l’ouvre, il peut ne pas le lire ; même quand il entame la lecture, il peut ne pas la poursuivre. Or la surenchère publicitaire risque bien de lui communiquer cette pernicieuse nausée des livres qui guette l’accélération dans la manie insensée de produire des livres pour… la gloire.
Je n’ai pas de reproches aux éditeurs, ce sont des commerçants. J’avoue comprendre qu’ils ne lisent presque plus les manuscrits. Ils se diraient que tous les livres se valent ou que les livres ne valent plus rien, ils se seraient convaincus qu’ils n’ont pas de critères pour prédire à l’avance lesquels seront rentables, lesquels entreront dans le patrimoine littéraire de l’humanité, lesquels échoueront dans les oubliettes des bibliothèques. Ils se contenteraient de parcourir les biographies des auteurs et s’en remettraient à leur notoriété davantage qu’à la qualité ou l’intérêt de leur texte qu’ils pourraient toujours donner en réécriture. Je ne comprends pas pour autant pourquoi l’on doit m’assommer avec des pavés dont les auteurs ne présentent d’autre mérite que d’être des acteurs reconvertis dans la littérature, des politiques qui enduisent leur ennui d’encre, des polémistes qui amusent la galerie des télecteurs, des fils ou des filles de sommités médiatiques. C’est tant de boniments, d’éloges et de lauriers qu’on voudrait les lire tous, on ne sait où donner de la tête, on n’en lit aucun pour ne pas courir le risque d’être de nouveau abusé par la publicité et par les prix. On se rabat sur les Goncourt des dernières décennies dont les membres de la gourmande Académie se souviennent encore – et ils ne sont pas nombreux.
Depuis des années pourtant, je ne reçois plus tant de livres des éditeurs – ils n’auraient plus d’attentes de moi – que de toutes sortes d’auteurs qui s’improvisent écrivains sur le tard. Je ne leur conteste pas le titre, ce serait le moins conventionné au monde. On n’a pas même besoin d’une analyse pour le briguer – plus on aurait de querelles avec son père ou sa mère et plus on se plairait à les vider ; on n’a pas davantage besoin de maîtriser la grammaire et l’orthographe – l’ordinateur s’en charge pour vous. Des romans, des essais, des autobiographies. Sans débourser un centime. Au début, ce ballet gratuit des livres ne me dérangeait pas. Mais depuis quelque temps, on ne se contente plus de m’en envoyer, on veut encore que je les lise et que j’écrive « quelques lignes » et si je tarde à écrire, je suis harcelé de mails : « J’aurais aimé avoir votre sentiment. » Je découvre de plus en plus qu’en consentant à recevoir un livre, on m’engage à écrire ces malheureuses lignes qui courraient la toile et au risque de perdre de belles variétés d’écriture et de beaux récits de vie, je me dérobe autant que possible à ces cadeaux, plus précieux aux yeux de ceux qui les offrent qu’à ceux qui les reçoivent.
Rien n’est plus délicat, croyez-moi, que de refuser un livre de son auteur. C’est vécu comme un crime symbolique contre le livre, plus grave encore que contre le père, la mère et le saint esprit, puisque ce serait contre un enfant qui aurait réclamé une plus grande gestation que la mise au monde d’un être de chair et de sang. Je ne peux décemment prétexter que je n’ai pas fini de lire les valeurs sûres de la littérature universelle pour me mettre à des productions dont 98% ne laisseraient aucune trace, que mon programme de lectures est bouclé pour les siècles à venir, que je ne doute que ce nouveau livre entrerait dans le panthéon de la paperasserie universelle et que je laisse par conséquent à mes arrière-petits-enfants le loisir de le découvrir pour moi – encore moins que je suis de ces misérables littérateurs qui ne lisent que les livres qui les servent dans l’écriture insensée de leurs propres livres. Ils insistent tant, par téléphone, par WhatsApp, par mail, par Messenger et, plus pathétique, par courrier, que je cède et finis par leur donner mon adresse. Et comme seuls les livres et les lettres d’avocats arrivent sous pli recommandé, je refuse tous les recommandés.
Malheureusement, autant les avocats renoncent – ils ne sont pas moins nombreux que les écrivains et comme la plupart se retrouvent au chômage technique, ils proposent leurs lettres de mises en demeure à quiconque souhaite me poursuivre pour harcèlement littéraire, incantation poétique ou pratique illicite de l’exorcisme intellectuel – autant les auteurs continuent de me harceler. Je fais bien sûr l’innocent pour mieux endurer mes remords : « Je ne devais pas être à la maison et pour tout dire, je ne me rends pas à la poste, à la banque et depuis que je sais que je mourrai de vieillesse chez le médecin. » Ils ne cèdent pas, ils ont écrit, je dois lire – ils me font acheminer leur livre par coursier et quand celui-ci ne me trouve pas à la maison (les yeux-de-bœuf électroniques sont si sophistiqués de nos jours qu’ils permettent de s’insinuer dans l’âme des intrus), il le dépose au pas de la porte. En définitive, au troisième ou cinquième exemplaire, je suis bien obligé de reconnaître que j’ai reçu le livre. Sinon, ils me bombarderaient de PDF. Quand je réponds que les journaux m’ont tous exclu de leurs colonnes, ils insistent :
« Ecrivez quelques lignes sur mon mur. »
Montherlant, Kawabata, Bashevis-Singer, Wilde, Hemingway, Musil, Hess, Sartre, Soljenitsyne piétinent d’impatience dans l’attente de ma lecture et ils veulent que je les abandonne dans leur tombe pour lire leurs livres alors que je ne les connais ni des bancs du collège ni de ceux de l’université, que nous n’avons partagé ni les même assiettes en plastique à la cantine scolaire ni les mêmes gamelles en fer à l’armée, que nous ne sommes ni frères par l’Ecclésiaste ni amis par Epicure, que je suis surmené par la sarabande des livres autour de moi, et ils me poursuivent pour ces malheureuses lignes qui se retrouveront en 4e de couv. du prochain tirage, puisqu’on se contente désormais de tirages de 4 à 5 exemplaires pour les plus attachants et pathétiques des livres (ce qui nous ramène à la glorieuse période des manuscrits). C’est trop de livres, c’est assez de livres. On devrait envisager l’instauration d’un quota de livres par auteur et convenir d’une amende pour excès d’écriture, un peu comme l’on pénalise la culture des herbes hallucinogènes, l’impression clandestine de billets de banque ou l’élevage à domicile des pangolins.
La goutte qui a présidé à la rédaction de cette notice a été la légitime réaction d’un grand écrivain inconnu qui dépité de ne pas me soutirer les quelques lignes que je ne pouvais écrire pour ne pas avoir lu son livre a réclamé que je le lui retourne. J’ai pensé à l’achat de l’enveloppe chez le papetier-libraire qui me reprocherait de ne plus acheter de livres, au trajet jusqu’à la poste, à la queue par ces temps de corona, au coût de l’envoi recommandé avec accusé de réception pour couper court à toute récrimination et m’épargner une nouvelle lettre… d’avocat. J’ai demandé :
« Ne préfériez-vous pas me donner votre numéro de compte, je vous l’achète. »
J’ai aussitôt ajouté, pour le convaincre, le flatter et m’excuser :
« Je souhaiterais conserver le livre dédicacé. »
Malheureusement, on ne produit plus tant les livres pour les vendre que pour… passer à la postérité paperassière. Dans sa traduction de « L’Ecclésiaste » (1881), Ernst Renan cite les versets qui concluaient le texte du temps où celui-ci concluait les Hagiographes :
« … lorsqu’on t’apportera
D’autres livres, mon fils, ne les accepte pas ;
Jamais ne finira la rage d’en écrire,
Mais la chair se fatiguera à vouloir tous les lire. »

