LE JOURNAL DE LA PERPLEXITE : BERLIN AMNESIE

29 Aug 2021 LE JOURNAL DE LA PERPLEXITE : BERLIN AMNESIE
Posted by Author Ami Bouganim

On ne cesserait de marier les couleurs en quête de celle qui blanchirait la ville de son passé. La guerre lui aurait permis de se donner une nouvelle architecture et celle-ci aurait achevé de donner au village l'allure d'une ville. Désormais, les bâtisses seraient à la bonne adresse, domiciliées muséologiquement dans les livres qui en parlent. Sans grandes tours sinon du côté de la place de Postdam où elles entourent un volcan en verre comme pour le remembrement sans voix d'un lancinant démembrement sans cri. On recolle ses morceaux, on brime ses souvenirs et l'on se raconte l'histoire de Sophie-Charlotte et de je ne sais qui. Un démon, bourreau d’une humanité et de son dieu, liquidateur de ses Humanités et de leur leurre cosmopolite, persiste à planer sur les lieux. On eût dû la raser et elle se donne de nouveau en vitrine. De la culture, de la civilisation, de l’humanitaire. Elle n’aurait rien à prouver, elle a donné le meilleur, elle a perpétré le pire. La Shoa s’est donné un cimetière comme mémorial d’une volonté d’amnésie.

L’hôtel, situé à l'Est, reste malgré les subtils travaux de ravalement, d'aménagement et d'ameublement irrémédiablement soviétique. C'est impersonnel, vaste et labyrinthique. La largeur des couloirs n'est pas sans évoquer les largesses de parade des avenues soviétiques. Dans la salle de bain, on soupçonne la présence d’un voyeur politique derrière le miroir devant lequel l’on pose pour un cliché qui ne servirait plus à rien. Le silence étanche des lieux donne l'impression que l'hôtel est vide. Les fleurs, toutes naturelles, renouvelées tous les jours, se paient le mauvais goût de paraître artificielles. Vingt-cinq ans plus tard, après l’inquisition stasiesque qui débusquait de toute intimité, le sans-goût postmoderne délaie toute intimité. Derrière les lourdes portes vert-argent conçues pour des chambres blindées, ce serait toute une perception teutonne de l'intimité. L'hôtel n'aurait pas d’histoire. Sinon on l'aurait racontée. Dans les bars sinon au lobby ; sur un prospectus sinon dans un album. Là aussi, on pratiquerait l'amnésie. On ne souhaite pas plus se souvenir de son passé communiste qu’à l’Ouest de son passé nazi. La ville trouve son loisir dans l’amnésie qu’elle n’a d’autre choix que de cultiver.

Berlin se serait rangée dans la philanthropie, capitale du premier pays européen pour l’accueil des migrants. Son économie les réclame. Son régime des retraites aussi. Elle ne fait plus d’enfants, elle n’a plus besoin d’en faire. Elle les reçoit tout prêts. Ce seront encore eux et leurs descendants qui la blanchiront de ses crimes, en métissant sa population, en lui donnant une nouvelle mémoire. A moins que dans un nouveau sursaut barbare, elle ne les chasse de son territoire. Rien ne dit qu’elle ne succomberait pas à un nouvel accès de rage humaine. Elle se tiendra tranquille tant qu’on n’attentera pas à son aisance. 

Berlin roule sans sirènes et sans klaxons. Les taxis couleur tendre mettent la traînée de je ne sais quelle crème à son trafic. Des touches accompagnent gracieusement une voix qui s’essaie à une nouvelle ébauche cosmopolite qui serait bleue, violette et anglaise. Les habitants sont si prévisibles et prévenants qu’on ne peut leur manquer de politesse. Le dimanche soir, la ville range ses saucisses, se livre à des marmonnements musicaux et se permet un cortège de coureurs sur patins à roulettes. Ils sont suivis du trot d'un cheval de trait promenant des touristes pakistanais dans un carrosse bavarois dont les roues émettent les piaillements de mouettes invisibles. Même la musique semble plaquée sur un silence de convenance, à moins qu'il ne soit de recueillement. C'est d’une tiède perplexité de vivre.