LE JOURNAL DE LA PERPLEXITE : LE GENIE DU DEMON

C’était de tous les avis un homme laid, crasseux, intraitable. Il connaissait les Védas et leurs commentaires par cœur, la Bible et le Talmud, le Coran et le Hadith. On a fait de lui un génie alors que ce n’était qu’un clochard. Comme nul ne cerne la nature de son enseignement, on l’a classé parmi les génies. C’est l’attribut le plus gratuit et burlesque au monde. Il blanchit de tout. De la laideur et de la crasse, de la méchanceté et de l’extravagance, de la démence surtout. On raconte tant de légendes sur lui, lui prête tant de qualités intellectuelles, loue sa maîtrise de dix, vingt, trente langues, écrit tant de livres sur ses tribulations que si l’on ne désignait une tombe comme étant la sienne on conclurait qu’il n’a vraiment existé que dans l’esprit malin de disciples délurés qui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de s’inventer un daimôn. Le bienheureux clochard serait en passe d’être canonisé panthéonisé immortalisé en gagnant un rôle dans l’étonnante saga de la Bibliothèque de Lirare. On s’en serait scandalisé si l’on ne savait que celle-ci est en train de perdre la tête à force de s’empailler de papier. Dans cinquante ans, on connaîtra peut-être le sens que les chercheurs, pris dans la surenchère de la recherche invétérée, ont coulé dans les non-sens qu’il a légués à la postérité de ses disciples les plus impénitents. Si d’ici là, les bibliothèques ne seront pas devenues des catacombes de livres.