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NOTE DE LECTURE : EDGAR ALLAN POE, HISTOIRES EXTRAORDINAIRES (1856)

Ces histoires désemparent par leurs actions, désespèrent par leurs longueurs. Elles sortent le lecteur de ses gonds, comme la drogue sort son consommateur de ses sens. L’invraisemblable s’insinue dans le vraisemblable, l’extraordinaire dans l’ordinaire. Poe mobilise tantôt les ressources technologiques pour convaincre de la plausibilité de ses récits, tantôt les considérations parascientifiques comme le magnétisme. Il s’aventure au-delà de la réalité et c’est cette incursion dans l’au-delà qui exerce son envoûtement sur le lecteur. Sous la pression des réalisations techniques, la réalité perd ses limites, sous celle des possibilités et plausibilités nouvelles qu’ouvrent les sciences également. S’autorisant de son érudition pour accomplir ses percées, Poe serait l’un des pionniers des lettres-fiction qui se situent à la croisée de la science et de l’actualité. Un précurseur de Borges, tant cultivé qu’il tâtonne entre la mystique et le rêve, en dérive dans l’être, sans la charpente d’une identité ou d’un caractère : « L’étrange panthéisme de Fichte, la palingénésie modifiée des pythagoriciens, et, par-dessus tout, la doctrine de l’identité telle qu’elle est présentée par Schelling... » Ce n’est pas de l’érudition, c’est sa dérision. J’ai beau lire et me relire, je ne décèle pas, derrière ces textes, ce qui motive l’écriture de Poe ni les desseins que caresse sa vocation littéraire. Baudelaire, son lecteur le plus inconditionnel et son légendaire traducteur, déclare : « Aucun homme, je le répète, n’a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature – les ardeurs de curiosité de la connaissance – les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent du sud détend les nerfs comme les cordes d’un instrument, où les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du cœur, – l’hallucination laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre, – l’absurde s’installant dans l’intelligence et le gouvernant comme une épouvantable logique, – l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu’il y a de plus fugitif, il soupèse l’impondérable et décrit, dans cette manière minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet imaginaire qui flotte autour de l’homme nerveux et le conduit au mal. »
Dans l’embrouille littéraire générale, que Poe serait l’un des premiers à dénoncer, toutes les fictions seraient possibles, toutes les thèses aussi. Le désabusement métaphysique guette les « nombreuses lectures » que s’attirent les textes, dissuade une nouvelle lecture qui embrouillerait davantage leur interprétation, n’autorise que la production de nouvelles. Car le roman réclame cette naïveté littéraire que ni Poe ni Borges ne sauraient montrer tant la vanité des lettres les laisserait pantois. Poe ne serait pas tant écrivain qu’auteur : il ne s’acquitte de l’écriture que comme d’une vieille manie. Quand la métaphysique elle-même recouvre plus de fiction que de réalité/vérité, toutes les thèses présenteraient le même intérêt, en seraient dénuées, y compris celle, ni plus ni moins aberrante qu’une autre, présentant Dieu comme « une matière imparticulée ». La science-fiction présente alors le mérite de désembourber la pensée, de l’entraîner dans des régions inexplorées où elle aurait encore quelque chance de découvrir des vérités nouvelles. Les expériences magnétiques (hypnotiques) dans « La vérité sur le cas de Monsieur Valdemar » seraient plus intéressantes que les doctrines métaphysiques.
Chez Poe, la science-fiction se propose comme un mode de l’expérimentation métaphysique. L’intelligence se permettrait des échappées dans l’imaginaire ou le mystérieux pour compenser ses carences. Elle s’exalte dans la cérébralité, attendant d’elle de venir à bout de toutes les intrigues, concoctées par l’érudition à force d’érudition. Tout serait à la portée d’une intelligence maîtrisant ses ressorts et convaincue de sa vertu de pénétration. L’univers n’est plus qu’un vaste cryptogramme comme dans ce récit de trahison que serait « Le Scarabée d’or ». Seul l’humour atténuerait les circonvolutions techniques, à moins que ce ne soit désabusement de l’écrivain cérébral : « Je résolus de partir, mais de vivre », déclare le héros de l’assommante « Aventure d’un certain Hans Pfaal », de quitter ce monde, mais de continuer mon existence ; – bref, et pour couper court aux énigmes, je résolus, sans m’inquiéter du reste, de me frayer, si je pouvais, un passage jusqu’à la lune. » Quand la motivation d’écrire baisse, le métier d’écrire inciterait de se risquer du côté de la lune.
Poe se cherche hors de toute tradition littéraire, de récit en récit, mobilisant moult procédés pour convaincre le lecteur de la vraisemblance de récits qu’on sait pertinemment invraisemblables : « Les détails fournis ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement antithétiques et exacts sous tous les rapports... » Ces histoires ne sont pas d’un même cru. Certaines ne sont que de vulgaires histoires policières, d’autres de fastidieuses odyssées techno-scientifiques. Les premières sont mauvaises ; les secondes assommantes. Les plus intéressantes restent celles où Poe se libère de tout souci de narration, cède à la poésie, comme dans le « Manuscrit trouvé dans une bouteille », ou à la douleur, comme dans « Ligeia et Morella ». La narration s’arrache aux conventions pour se risquer dans le seul domaine où elle peut encore innover, celui de la poésie nerveuse/névrotique. L’audace serait poétique, la mièvrerie prosaïque. Poe ne sort de la médiocrité de feuilletoniste attitré du fantastique que pour assumer – du moins en français, avec le soutien de Baudelaire – une trouble vocation poétique : « Nous sommes condamnés sans doute à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre » (« Manuscrit trouvé dans une bouteille »). La patte de Baudelaire n’est nulle part plus éloquente que dans ce texte où il met tout son talent au service d’un auteur controversé. Sa traduction se creuse de l’abîme qui bée dans ses propres poèmes : « Le navire avec tout ce qu’il contient est imprégné de l’esprit des anciens âges. Les hommes de l’équipage glissent çà et là comme les ombres des siècles enterrés ; dans leurs yeux vit une percée ardente et inquiète ; et quand, sur mon chemin, leurs yeux tombent dans la lumière effarée des fanaux, j’éprouve quelque chose que je n’ai jamais éprouvé jusqu’à présent, quoique toute ma vie j’ai eu la folie des antiquités, et que je me sois baigné dans les ruines de Balbeck, de Tadmor et de Persépolis, tant qu’à la fin mon âme elle-même est devenue une ruine. » Je ne sais où Poe puisa son matériau pour concevoir ce merveilleux bateau hanté de marins qui marmonnent leur éternité sans remarquer l’intrusion d’un auteur à bord, mais ce texte le lave des lectures de Marie Bonaparte. Il procure un tel plaisir littéraire qu’il dissuade toute velléité psychologique.
L’intelligence démembrerait la composition littéraire. Sans naïveté, la création resterait sans conviction, se traînant en variations cérébrales sur des thèmes mineurs. L’écriture serait plus intelligente au prix de son décharnement, même quand elle se charge de tout un attirail technique. Elle se réduit à des nouvelles. Celles de Poe, celles de Borges. Elles compenseraient le manque d’haleine par du talent technique. Des écrivains hors du commun, sortant des sentiers battus, en quête de nouvelles clés littéraires, contrairement à la piétaille qui s’en tient aux recettes éditoriales. Des expériences littéraires, qui ne sauraient prétendre à l’excellence, frisant la maladresse. Le thème de l’érudition y trouve naturellement une place de choix. L’écriture intelligente perd de ses charmes, à l’instar de Morella, à mesure qu’elle ou son partenaire prennent des rides : « Privée du lustre rayonnant de ses yeux, toute cette littérature, ailée et dorée naguère, devenait maussade, saturnienne et lourde comme le plomb » (« Ligéia »).

