The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
NOTE DE LECTURE : G. G. MARQUEZ, CENT ANS DE SOLITUDE (1967)


Le lecteur de « Cent ans de solitude » serait aussi vieux que la littérature, de ces lecteurs qu’un auteur tient en haleine avec ces vulgaires et merveilleuses trouvailles de conteur qui manquent tant aux livres qui se débitent par centaines sinon par milliers par ces jours qui déraillent alors que les auteurs sont de plus inconnus, les nègres légion et où l’on ne lit – se perd en lecture – presque plus. Marquez ne laisse pas passer trois ou quatre pages sans renouer avec le merveilleux. Il se garde d’éventer la légende, de la démêler de la réalité, il la ravaude, au contraire, avec l’art consommé d’un conteur recyclé dans la littérature. Il mène son récit tambour battant. Il n’a pas fini de nous présenter un personnage qu’il entame le portrait d’un autre ; il n’a pas conclu un épisode qu’il commence un nouveau. La peste de l’insomnie est suivie d’une révolution, elle-même relayée par des pluies éternelles. Il n’hésite pas à pousser sa chronique généalogique dans les voies tortueuses de l’inceste pour mieux l’exposer à la dissémination : « ... tous les fils [dix-sept] que le colonel avait semés de long en large sur tous ses champs de bataille ». Sa postérité en perd le fil de sa généalogie, à l’instar de l’avant-dernier Aureliano qui se risque dans « les labyrinthes du sang » en quête d’un indice qui le libérerait du tourment de l’inceste. Il le cherche d’abord dans les archives des naissances. Mais très vite, il comprend qu’il doit se tourner vers la littérature, plus intéressante que de vulgaires archives de presbytère. Il ne percera le secret de sa filiation qu’en perçant celui des parchemins de Melquiades, les mêmes que ceux que gribouille inlassablement je ne sais quel savant catalan, quel auteur aveugle ou quel Gabriel Garcia Marquez.
Ce Marquez-là est un conteur de légende. Son réalisme épouse les contours de l’imagination de ses personnages, de leurs visions et de leurs peurs. Les tapis volent ; les morts reviennent ; les bonnes âmes vont au ciel. Quand Amaranta termine de broder son linceul, elle annonce l’imminence de son départ aux gens de Macondo pour qu’ils lui remettent leurs lettres aux morts : « La nouvelle qu’Amaranta Buendia levait l’ancre à la tombée de la nuit en se chargeant du courrier de la mort se répandit dans tout Macondo avant midi et, vers trois heures, il y avait déjà dans la salle commune une grande boîte pleine de missives. Ceux qui préféraient ne pas écrire confièrent à Amaranta des messages oraux qu’elle consigna dans un cahier avec le nom du destinataire et sa date de décès. » Seule la technique américaine viendrait rompre l’enchantement : « Dotés de moyens qui étaient autrefois réservés à la divine Providence, ils modifièrent le régime des pluies, précipitèrent le cycle des récoltes, firent sortir la rivière du lit qu’elle occupait depuis toujours et la transportèrent avec ses pierres blanches et ses courants gelés jusqu’au bout du village derrière le cimetière. » Très vite, leur « invasion tumultueuse et intempestive » dérange la routine pastorale de la bourgade. Le démoniaque qu’introduit la technique menace le merveilleux qu’instaure la littérature. Mais Marquez ne s’incline pas, sa plume n’a aucun mal à prêter aux réalisations de la technique des côtés encore plus fantasques que les numéros des gitans.
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La naïveté avec laquelle Marquez traite du fantastique dénote un accent borgésien. Malquiades, dépositaire de la sagesse du monde, accompagne le lecteur du début à la fin. Quand il meurt, il se retire avec ses livres, ses légendes, ses traités, ses sciences dans une chambre où, génération après génération, un descendant des Buendia renoue la conversation avec lui par l’intermédiaire de ses livres jusqu’au jour tragique où le village est frappé de sénilité. Les derniers personnages meurent ; les dernières bribes de légendes sont dévorées par les mites : « Alors la chambre devint soudain vulnérable à la poussière, à la chaleur, aux termites, aux fourmis rouges, aux mites qui devaient convertir en sciure tout le savoir des livres et des parchemins. » « Cent ans de solitude » ne traite pas tant du village de Macondo que de la chambre de Melquiades, où Marquez se retirait pour tirer des archives de sa mémoire un nouveau rebondissement dans la chronique des Buendia. Le secret de son art est scellé dans cette chambre qui ressemblerait à la librairie du savant castillan derrière lequel on devine Borges :
« Plus qu’une librairie, celle-ci avait l’air d’une poubelle de livres d’occasion, disposés pêle-mêle sur les étagères, ébréchés par les termites, dans les coins battus en brèche par les toiles d’araignée, et jusque dans les endroits qui auraient dû rester libres pour aller et venir. Sur une longue table également encombrée d’énormes volumes, le maître des lieux rédigeait une prose infatigable d’une encre violette, un peu délirante, sur des feuillets détachés d’un cahier d’écolier. Il avait une telle chevelure argentée qui lui retombait sur le front comme le panache des cacaotès et ses yeux bleus, vifs et un peu bridés, révélaient la mansuétude de l’homme qui a lu tous les livres. […] Aureliano n’eût aucun mal à repêcher dans ce fabuleux désordre les cinq livres qu’il était venu chercher car ils se trouvaient à l’endroit exact que lui avait indiqué Melquiades. Sans dire mot, il les remit avec le petit poisson en or au savant catalan qui les examina en plissant ses paupières comme des valves de coulisses : « Il faut que tu sois fou », fit-il dans sa langue en haussant les épaules, et il rendit à Aureliano les cinq livres et le petit poisson.
– Emporte-les, dit-il en espagnol. Le dernier à avoir lu ces livres a dû être Isaac l’Aveugle et tu ferais bien de réfléchir à ce que tu fais. »
Marquez est séduit par la sournoise débandade borgésienne de la fiction, du moins retrouve-t-on avec délice la veine de Borges dans cette manière caricaturale de déceler le fantastique dans l’érudition : « Certain savant catalan tenait une librairie où se trouvait un Sanskrit Primer [...] entre la Jérusalem libérée et les poèmes de Milton. » Désormais, tout serait permis en matière de littérature, jusqu’à traiter de l’irréalité avec réalisme, basculer dans le burlesque, voir dans le baroque le pourrissement et le couronnement de la grandeur.
L’imagination de Marquez déborde de personnages immenses tels Ursula, incarnation du sens commun ; José Arcadio, incarnation du sens chimérique ; le colonel Aureliano, incarnation du sens révolutionnaire ; Pilan Ternera, incarnation de la sensualité. La gouaille sud-américaine relève son texte : « Je suis né fils de putain et je meurs fils de putain. » La tentation pour la révolution le hante, « subversion permanente », en l’occurrence des suites d’une… déception sentimentale. On comprend que la révolution recouvre le mythe le plus constant de cette tonitruante Amérique, nostalgique du vieux continent et à la traîne du nouveau. Les généraux ennemis marquent des trêves pour jouer aux échecs et quand la guerre civile se prolonge, ils envisagent de se liguer contre les militaires et les politiciens pour instaurer « un régime humanitaire qui utiliserait le meilleur de chaque doctrine ». Bien sûr, le culte du héros, le besoin de s’en donner : « La coutume qui veut qu’on envoie des pucelles dans la chambre des guerriers, tout comme on lâche des poules aux coqs racés. » Et pour terminer, quand le cœur des généraux est défait par la vieillesse, une lancinante et pathétique nostalgie révolutionnaire : « Quant aux derniers vétérans dont on eût des nouvelles, on découvrit leur photographie dans un journal, redressant indignement la tête, à côté d’un anonyme président de la République qui leur fit cadeau de quelques boutons à son effigie, pour qu’ils les missent à leur revers, et leur restitua un drapeau souillé de poudre et de sang pour qu’ils en recouvrissent leur cercueil. Les autres, les plus fiers, attendaient encore une lettre dans la pénombre de la charité publique, crevant de faim, survivant par colère, moisissant de vieillesse dans l’exquis merdier de la gloire. »
Marquez enduit son texte d’un humour qui ne recule pas devant le comique de situation. Aureliano charge son père d’aller demander pour lui la main d’une gamine : « Le samedi suivant, José Arcadio Buendia mit son costume de drap forcé, son col de celluloïd et les bottes de peau de chamois qu’il avait étrennés le soir de la fête, et partit demander la main de Remedios Moscote. Le corrégidor et son épouse furent à la fois flattés et troublés de le recevoir, d’abord parce qu’ils ignoraient le propos de cette visite inattendue, puis parce qu’ils crurent qu’il y avait confusion sur le nom de la fiancée. Pour dissiper le malentendu, la mère alla réveiller Remédios et la porta dans ses bras jusqu’au salon, encore tout abrutie de sommeil. Ils lui demandèrent si elle était vraiment décidée à se marier et elle répondit en pleurnichant que son seul désir était qu’on la laissât dormir. » Le comique de caractère aussi comme chez le personnage de Jose Arcadio, envoûté par la science et la technique, avec sa manie de démonter les mécanismes pour en percer les mystères. Un comique de mœurs avec Pilan Ternera, pute du village, sa matriarche, couchant avec tous les habitants, mère de la troisième génération des Buendia, et qui, sur sa vieillesse, prête bénévolement son lit aux nouvelles et jeunes prostituées : « Ca me rend heureuse de savoir les gens heureux dans mon lit. » Le comique de style court, lui, toutes les lignes : « Le gouvernement conservateur, soutenu par les libéraux, était en train de réformer le calendrier pour permettre à chaque président de rester au pouvoir pendant cent ans. »
Marquez mobilise les personnages de la légende colombienne, les convoque à sa saga et s’en débarrasse prématurément ou les accompagne à leur vieillesse. Ils ne pensent pas ; ils ne pleurent pas ; ils ne parlent presque pas. Ils tentent de prendre leurs pénates dans son livre après avoir habité la conscience populaire colombienne. A la fin de sa lecture, on se demande s’il est un procédé que Marquez n’a pas utilisé. D’abord l’étonnante variété des personnages auxquels il compose des morts plus extraordinaires les unes que les autres. L’un finit enchaîné à un arbre ; l’autre sous les balles. L’un dégage une odeur de poudre ; l’autre un parfum de sensualité. L’un se livre à la luxure, l’autre à l’étude, et ils sont enterrés l’un à la place de l’autre. De tous ces personnages, plus irréels et légendaires les uns que les autres, seule la servante Sainte Sophie de la Piété, génitrice dépêchée par Pilan dans les lits de ses fils pour les dissuader de coucher, eux-aussi, avec leur mère, serait plus ou moins normale. Au bout d’un demi-siècle, la servante succombe à la désolation et se retire avec discrétion : « Par la fenêtre de la chambre, il la vit traverser le patio avec son petit baluchon de vêtements, traînant les pieds, voûtée par les ans, et il la vit encore passer une main par le trou du portail pour tirer le verrou après être sortie. On ne sut plus jamais rien d’elle. » Albert Cohen mettait en lettres la truculence juive de Salonique ; Antonine Maillet, la gouaille française du Québec. Sous un autre registre, nous avons Italo Calvino pour l’Italie ; Gogol pour la Russie ; Rabelais pour la France. Bien d’autres, héros littéraires de la prédilection populaire pour le conte, qui risque de succomber au désenchantement universel qu’instaure la technique, si celle-ci ne trouve pas sa propre geste littéraire, et à l’assourdissant charabia politico-religieux qui couvre le monde conté, rêvé et moqué.
Les auteurs de cette graine – qui ne sont pas si nombreux que le laisse penser la surproduction exponentielle des livres – découvrent un jour, sous le poids des ans et des désillusions, qu’ils n’ont passé leur vie « embastillée dans la réalité écrite » que pour moisir avec leurs parchemins. De la librairie au bordel (au sexe), du bordel à la librairie, en des allers et venues impénitents qui scanderaient leur production insensée du dernier livre. Ce serait, ne leur en déplaise ( ?), leur train de vie, surtout maintenant que la bibliothèque universelle ressemble de plus en plus à un bordel, le premier venu couchant par écrit des considérations sur tout et sur rien condamnées à se révéler, au terme de trois mille ans de littérature, immanquablement éculées. Les congrès littéraires les plus intéressants ne se tiennent-ils pas au bordel (de Babel ?) : « Jusqu’alors, il ne lui était pas venu à l’idée que la littérature fût le meilleur subterfuge qu’on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontrera Alvaro au cours d’une nuit de débauche. » Quatre cents pages plus tard, Marquez cède à son tour à la débauche littéraire, donnant libre cours à son désabusement borgésien : « ... le savoir était peine perdue s’il n’était possible de s’en servir pour inventer une nouvelle manière d’accommoder les pois chiches. » Les fourmis qui ravagent Macondo, traînant le dernier rejeton des Buenda vers leur repaire souterrain, dissuadent, il est vrai, toute velléité d’immortalité chez le plus talentueux des écrivains, ces « faiseurs de commérages », les plus géniaux, les plus sournois, qui ne se leurreraient plus sur le sort qui attend leurs caisses de livres. Ces auteurs-là se soulageraient de leurs lettres sans bonheur, sans douleurs, comme d’autres chient. Au terme d’une vie de gribouillage, le savant catalan désigne « avec une espèce de geste de bénédiction éhontée les tas de livres en compagnie desquels il avait supporté son exil, et dit à ses amis : “Je vous laisse là cette merde !” »
Du désabusement peut-être ; du snobisme sûrement. On ne songe pas même à reprocher à Marquez de cracher sur sa merde littéraire, tant il sécrète son texte avec talent. Dans sa manière de nous tenir en haleine, nous dévoilant le dénouement du destin de ses personnages avant de le tracer, voire le concevoir. Dans sa manière aussi de nous ramener ses revenants sans faire cas de notre accablante incrédulité. De nous servir sa sagesse en guise de bêtise : « ... le secret d’une bonne vieillesse n’était rien d’autre que la conclusion d’un pacte honorable avec la vieillesse. » De mobiliser toutes les ressources de la fantasmagorie populaire pour composer le pastiche d’une épopée délirante d’ingéniosité : « ... comme l’enfant buta accidentellement contre un brigadier de police, renversant la boisson sur son uniforme, le barbare le hacha menu à coups de machette et décapita d’un seul coup le grand-père qui voulait s’interposer. Tout le village vit passer le décapité, porté jusque chez lui par un groupe d’hommes, et la misérable tête qu’une femme ramenait en la tenant par les cheveux, et le sanglant baluchon où l’on avait réuni les morceaux de l’enfant. »
Photo : Olga Karacik.