NOTE DE LECTURE : JOHN HOPKINS, LES MOUCHES DE TANGER (1970)

19 Jan 2022 NOTE DE LECTURE : JOHN HOPKINS, LES MOUCHES DE TANGER (1970)
Posted by Author Ami Bouganim

Joseph Cabell est géologue. Chargé de trouver du pétrole ou du magnésium dans le Sahara espagnol, il ne trouve que de l’eau, au grand dépit des autorités coloniales et à la grande joie des Bédouins qui hantent des bourgs perdus et des villes ensablées. Il se lie d’amitié avec Driss qui tient le phare de Cap Blanc sur la côte saharienne et qui est censé remplacer son père qui tient celui du Cap Spartel à Tanger. Sur le chemin de retour pour cette ville, Driss est blessé et en l’absence de soins médicaux, il succombe au tétanos. Une fois à Tanger, Cabell tente tant bien que mal de se remettre de cette douloureuse perte. Il a pris avec lui deux Mohamed dont l’un est arrêté par la police pour l’on ne sait quels délits, l’autre enrôlé à l’armée. Il est vaguement attiré par Omar, le jeune frère de Driss et s’intéresse à une étrange « nazaréenne » qui s’habille et se comporte comme un homme et fraie avec les contrebandiers. Hamid, alias Matilda Abramovitch, serait une Russe dont le mari musulman travaille en France et dont on ne sait si elle est chrétienne, juive ou musulmane. Elle symboliserait Tanger, androgyne,S espionne, contrebandière : « Son cran et son indépendance la rendent désirable. Elle a adopté un habillement masculin sans perdre sa féminité. Et la courtoisie des Marocains estime que, si elle souhaite passer pour un homme, elle doit être traitée comme tel. Son caractère hermaphrodite aussi, la rend désirable. C’est là ce qu’un homme doit demander à une femme : qu’elle soit tout à la fois un homme et une femme et puisse vivre avec lui dans une sorte de camaraderie amoureuse. »

Hopkins montre une incontestable tendresse pour le Maroc. Celui d’un Occidental navré qui trouve dans ses décors et ses mœurs l’humilité et la sérénité. Le Maroc est davantage incarné par Hamid que par Driss ou Omar. Elle achève de s’en révéler l’égérie dans les derniers paragraphes qui donnent son sens à ce livre plutôt brouillon. On découvre que Cabell ne mettait ses dons de géologue au service des Espagnols que pour découvrir l’eau qui assurerait le bien-être des Bédouins. Hamid lui reproche de leur nuire en cherchant à les sédentariser. Elle l’exhorte à laisser le désert tranquille : « Le temps approche où nous devrons prendre délibérément le parti de ne rien faire qui ne soit absolument nécessaire et surtout rien d’excessif, rien qui soit potentiellement susceptible de détruire. » Elle plaide pour le régime « des puits, de l’eau qui coule dans les rigoles et des petits lopins de terre ». Elle loue le mode de vie monacal et attentionné des gens de la terre. Capell n’a pas de mal à se reconnaître dans ces propos qui revenaient – à l’insu du narrateur ? – dans sa bouche. Lui aussi ressent l’attrait du désert où l’on concilie solitude et camaraderie : « C’est le désert qui a été la source de tout, malgré sa stérilité. J’ai regardé des paysages parfaits, vides, sans personne en vue, éloignés de tous les hommes. J’ai éprouvé une passion pour tous les êtres qui habitent cette planète quels qu’ils soient. C’est là aussi que mon corps m’a paru être le plus dépouillé, ma tête la plus claire. » Un lieu où se marie sobriété et satiété : « J’ai découvert que les besoins de retraite ascétique et de libération voluptueuse ne sont pas nécessairement contradictoires, mais, en fait, s’encouragent et se définissent réciproquement. » On se convainc tant de ce plaidoyer pour le désert qu’on ne comprend pas pourquoi le gros du roman porte sur Tanger. Hopkins a passé une période à Tanger, une autre à Tarfaya, il aurait pu écrire un livre sur l’une, un livre sur l’autre, il a choisi de réunir ses notes, plutôt intéressantes, dans un livre bicéphale où l’on ne sait ce qui lie Tanger à Tarfaya, sinon que toutes deux sont « espagnoles », que l’une est la cité de toutes les étrangetés, l’autre un bourg dans le désert, avec comme trait d’union un amant originaire Tanger, destiné à son phare, qui s’exerçait à celui de Tarfaya et qui est mort dans le désert. Hopkins louvoie, entre le désert et la mer, il doit se remettre de son deuil, prendre une décision : « Dois-je continuer à me promener dans Tanger avec une liberté relative, comme ces mouches silencieuses qui évoluent au milieu de la chambre sans jamais, apparemment, éprouver le besoin de se reposer. » Finalement, il échouera à… Londres.

On se demande où l’on trouve la patience d’écrire et de lire un livre aussi long. Le héros ne cesse de s’engager sur une plage, au port, sur un lieu insolite. On assiste même à des scènes qui sortent de l’ordinaire. Le sauvetage d’un enfant pris dans un éboulis, la disparition au large de je ne sais quel personnage, la rencontre avec l’héroïne, la bagarre avec un marin cubain. Or la narration ne démarre pas et reste désespérément plate. On a des passages plutôt atones du genre : « Cela me rappelle que partir est l’acte important, peut-être le plus important de tous. Prendre finalement sa décision, se dégager des obligations qui nous lient et s’engager seule dans une aventure de liberté, c’est peut-être le geste ultime qu’on puisse accomplir. » C’est sans cesse qu’on s’attend à un geste irréversible, accidentel ou gratuit, que l’auteur se mesure vainement à Camus – puisque la bicoque de roseaux aménagée sous la falaise est une réminiscence de son « Etranger ». De ces livres où l’on sent si peu le lecteur qu’on a du mal à prendre sa place. On ne sait davantage où se loge le narrateur, passant du journal d’un personnage à celui d’un autre, accompagnant sans grande distinction l’un ou l’autre, campant derrière l’un et l’autre sans réelle stratégie de narration sinon le recours à de longs dialogues puériles et dépouillés qui étirent le texte en vain. Le héros, qui n’a pas de visage, est pris par ses souvenirs et par ses remords. Pourtant il écrit dans le journal qui émaille le texte : « Je n’aime pas m’encombrer de possessions ni permettre à de continuelles évocations du passé de venir ternir la clarté des jours. Mais je ne puis pas davantage jeter ces quelques présents que je ne puis oublier mes souvenirs. »

Les meilleurs passages de Hopkins sur le désert ou sur le climat versatile de Tanger figurent dans ses « Carnets de Tanger ». L’Occidental en lui persiste à se révolter contre le sens du mektoub, que ce soit la mort d’Aziz ou celle d’un enfant pris dans les décombres d’une bâtisse qui s’est écroulée dans la tempête. Son attendrissement pour le Maroc remonte aux années 70 et 80, depuis le tourisme serait passé par là aussi. Ca crée peut-être des emplois, accroit les devises, ça n’en détruit pas moins des promesses : « Je sais que ce paysage et les Marocains qui y vivent représentent quelque chose de totalement humain, quelque chose d’harmonieux à quoi je donne ma pleine allégeance. » Jamais Tanger n’a été aussi pluvieuse que dans ce livre et l’on doit montrer une grande patience littéraire pour résister aux averses qui s’acharnent contre elle.