The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
NOTE DE LECTURE : LA ROCHEFOUCAULD, MAXIMES ET REFLEXIONS MORALES (1664)
Dans cette transmutation des passions, le vice recouvre la vertu, la vertu le vice et rien ne serait plus impérieux que l’intérêt personnel, l’estime de soi, l’orgueil, l’envie. Selon des dosages du genre : « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. » Derrière l’humilité – l’orgueil ; derrière l’amour – la coquetterie ; derrière le bien – le mal. Une ruse humaine agirait qui inverserait le mal en bien, le bien en mal. On croit faire l’un, on fait l’autre ; on se prétend mû par de nobles mobiles, on le serait par de vils. Partout, sans cesse, ça s’inverse : « La fin du bien est un mal, la fin d’un mal est un bien. » L’homme présente plus de défauts que de qualités, de vices que de vertus : « Il y a de certains défauts qui, très bien mis en œuvre, brillent plus que de vertu elle-même. »
La Rochefoucauld est si peu dupe des maximes qui courent la littérature morale qu’il les déconstruit les unes après les autres. Il aurait une manière de les inverser qui les ruine. C’est comme s’il prenait un malin plaisir à en prendre le contre-pied : « Le bien que nous avons reçu de quelqu’un veut que nous respections le mal qu’il nous fait. » Armé de ce qu’il nomme « l’esprit de travers », opposé à l’« esprit droit », qui serait plus incorrigible que la folie, il piste l’insondable travers que recouvrent les bonnes maximes. Ce faisant, il récuse toute philanthropie. L’homme n’aime pas son prochain et même lorsqu’il lui témoigne de l’amour, c’est pour toutes sortes de raisons scellées par l’intérêt. Il est double non tant parce qu’il balance entre le vice et la vertu que parce qu’il les poursuit en même temps et qu’il paraît ensemble vertueux à certains et vicieux à d’autres : « L’homme corrompu est fait comme ces médailles qui représentent la figure d’un saint et celle d’un démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n’y a que la diverse situation de ceux qui la regardent qui change l’objet ; l’un voit le saint, et l’autre voit le démon. » C’est que le monde serait un théâtre où l’on ne cesse de changer de rôle, tour à tour roi et bouffon. Les relations n’y seraient pas saines, les échanges transparents. On n’est pas tant dupe de soi que de cette ruse qui convertit le monde en scène de simulation générale. Le mieux serait de ne plus se leurrer sur soi et sur les autres, de s’accommoder de la perversité humaine et de se taire.
La Rochefoucauld abuse tant de son esprit pour décrier la morale (mondaine ?), montrant tant de finesse, qu’il n’en dit pas grand-chose. Ce devait participer d’un jeu de société dans un salon s’amusant à cultiver le paradoxe moral. C’est par ailleurs si litanique que c’en est lassant. On ne sent chez lui ni Dieu ni diable et il ne s’encombre pas d’une âme. C’était un caractère de salon davantage que de guerre et son livret était destiné à être lu dans son salon. On trouve quand même des tournures intéressantes pour de vieilles maximes : « Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même. » Il a encore cette maxime qui mériterait de figurer en exergue de son recueil : « Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient dupes les uns des autres. » Il propose tout de même une conception de l’honnête homme : « Les honnêtes gens doivent approuver sans prévention ce qui mérite d’être approuvé, suivre ce qui mérite d’être suivi, et ne se piquer de rien. Mais il y faut une grande proportion et une grande justesse ; il faut savoir discerner ce qui est bon en général, et ce qui nous est propre, et suivre alors avec raison la pente naturelle qui nous porte vers les choses qui nous plaisent. » On ne peut s’empêcher d’accourir au secours de l’homme qu’il maltraite un peu trop, comme lorsqu’il lui nie tout sens de la justice, tout désintéressement, voire tout dévouement.
La bête noire de La Rochefoucauld reste les stoïciens dont il dénonce la flagornerie qu’ils mettent à leur prétendu mépris de la mort : « La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient qu’il fallait aller de bonne grâce où l’on ne saurait s’empêcher d’aller ; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n’y avait rien qu’ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui n’en peut être garanti. » Ce ne serait que dissipation intellectuelle, la raison ne pouvant rien contre la mort. Il a cette sentence qui fait sa renommée et le classe parmi les « moralistes » les plus dessillés : « Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés qu’ils disent que la mort n’est pas un mal, que le tourment qu’ils se donnent pour établir l’immortalité de leur nom par la perte de la vie. » C’est un peu Nietzsche avant Nietzsche. Sans son pathos christique et son envergure poétique. L’homme est un animal simulateur. Il n’est pas ce qu’il parait être ni ce qu’il prétend être, il ne correspond ni à ce qu’il dit de lui-même ni à ce qu’on dit de lui. Il ne simule pas autant qu’il est raturé par les notions morales auxquelles l’on recourt communément et qu’on lui accole sans grande distinction.
Ce ne sont pas tant des maximes que les constations morales, plutôt démoralisantes, qu’un homme averti aurait accumulées au cours de son expérience de vie qui s’étend de la maturité à la vieillesse. Jamais auteur n’a parlé de soi avec autant d’indulgence, brossant de lui des portraits qui seraient ceux d’un homme du monde accompli, et n’a montré autant de sévérité dans ses maximes. C’est à croire que nous aurions un double-homme, l’un galant d’esprit, l’autre tordu d’esprit. Pour ce dernier, il n’est question que de déboulonner Sénèque et de prendre le contre-pied de ses maximes, plus blasé et léger que provocateur, plus fragmentaire qu’aphoristique. Ce serait une manière de dévêtir l’homme de ses nobles illusions, qui recouvrent autant de vices, de le montrer sous toutes ses misères pour le pousser vers l’on ne sait où puisque La Rochefoucauld exclut la religion de son texte. Il est si cinglant qu’il serait pour le moins hasardeux de lui prêter une vocation apostolique, augustinienne ou janséniste. Plus qu’il ne dit, il insinue, et l’on ne sait pas toujours quoi, pour la simple raison qu’il ne se dévoile pas. Son irrésolution serait le prix qu’il paie pour sa pénétration : je vois si glauque qu’il vaut mieux voiler ce que je dévoile. Cette auto-simulation en matière morale n’aurait pas disparu. De nos jours, La Rochefoucauld aurait été nihiliste – de gauche ou de droite. Il n’énonce pas des maximes nouvelles, il récuse celles convenues.
On ne sait ce qui motive ces considérations morales. L’auteur n’a pas assez d’érudition pour qu’on lui prête les desseins d’un érudit ; il n’a pas assez d’ambition intellectuelle pour qu’on le soupçonne de poursuivre la gloire. Ce n’est ni un philosophe ni un moraliste. Il reconnaît du reste : « Il est plus aisé de connaître l’homme en général que de connaître un homme en particulier. » Plutôt un persifleur qu’un critique et l’on s’interroge sur ce qui fait le succès de ses maximes. La volonté, plus mondaine que morale, de rétablir la bonne morale derrière la mauvaise ? Certains passages sont d’une telle banalité qu’on se convainc qu’il se contentait de prendre des notes : « On garde longtemps son premier amant, quand on n’en prend pas de second. » En revanche, d’autres seraient immortelles. Elles valent pour tous les mondes et ce sont précisément celles qui portent sur le monde : « Il y a des gens qu’on approuve dans le monde qui n’ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie. »
Les passages retranchés de la première édition sauvent le traité de la banalité. Ainsi de l’amour propre qui rend « les hommes idolâtres d’eux-mêmes » et les pousse à ne considérer autrui que comme un instrument pour la réalisation de leurs propres desseins. On ne voit de soi que ce que l’estime de soi autorise et il n’autorise que ce qui l’alimente. En l’occurrence la vanité qui nous prédispose tant à nous considérer meilleur qu’autrui, en tout et pour tout. L’estime de soi nous rend opaque à soi, cultivant les passions gisant dans un intérieur qui se dérobe à toute introspection : « Cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. » Le vaniteux court après lui-même pour ne voir que lui-même et ne goûter que lui-même. Il est volontiers contradictoire, balançant en permanence entre les contraires. Il change ses inclinations avec son humeur et son âge. C’est un être inconstant, un monstre présentant toutes les tares. Il est de toutes les turbulences, de tous les engouements, de toutes les vagues.
La rédaction du texte est inégale. On trouve à côté de sentences trahissant plus de malignité que de sagesse des passages – sur la société, la paresse, l’amitié, la réserve à l’égard d’autrui – plus mesurés et attestant d’une réelle sensibilité sociale. Le cynisme de la Rochefoucauld daterait de sa période de maturité, sa sagesse de sa vieillesse. Celle-ci serait d’un calme plat qui dérive dans un naufrage : « On est las de tout ce qu’on voit, on est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé ; on vit encore, et on a regret de vivre ; on attend des désirs pour sortir d’un état pénible et languissant, mais on en forme que de faibles et d’inutiles. » On devient ce qu’on est et l’on est ce qu’on devient. On n’est jamais rassasié, on poursuit sa quête : « Cet état de l’amour représente le penchant de l’âge, où on commence à voir par où on doit finir ; mais on n’a pas la force de finir volontairement, et dans le déclin de la vie personne ne se peut résoudre de prévenir les dégoûts qui restent à éprouver ; on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs. »
Comme le texte qui nous est parvenu s’étale sur des décennies, qu’il inclut des pièces rapportées, des réponses à ses détracteurs, on est tenté de croire que c’est en définitive en vieillard qu’il se moque de sa vieillesse et des vieilles personnes, surtout quand celles-ci sont tenues en laisse par de jeunes coquettes. Une manière de précis pratique sur l’humanité, dénué de toute prétention théorique, ni volonté de puissance de Nietzsche ni libido de Freud, ce qui lui assurerait d’être encore là longtemps après qu’on se sera remis des éclats de l’un et des soupçons de l’autre. Il n’a pas mené de recherches, il s’est contenté de vivre et c’était la meilleure recherche. Rares sont ceux comme La Rochefoucauld qui ont jeté de la sorte leurs maximes en vrac. Lui-même répond à ceux qui s’aviseraient de le lui reprocher : « Je ne sais pas si vous êtes de mon goût, mais quand les savants m’en devraient vouloir du mal, je ne puis m’empêcher de dire que je préférerai toute ma vie la manière d’écrire négligée d’un courtisan qui a de l’esprit à la régularité gênée d’un docteur qui n’a jamais rien vu que ses livres. » Il a cette phrase qui ne cessera de retentir aux oreilles des sages les plus avertis parmi les vieillards : « Que les êtres prennent donc comme ils voudront les « Réflexions morales ». Pour moi je les considère comme peinture ingénieuse de toutes les singeries du faux sage ; il me semble que dans chaque trait, l’amour de la vérité lui ôte le masque et le montre tel qu’il est. »