NOTES PHILOSOPHIQUES : LE BAROQUE TECHNOLOGIQUE

21 Jan 2021 NOTES PHILOSOPHIQUES : LE BAROQUE TECHNOLOGIQUE
Posted by Author Ami Bouganim

Quelles sont les incidences de la photographie sur la peinture ? Celles du cinéma sur le théâtre ? De la télévision sur le roman, de YouTube sur l'essai ? Les répercussions, plus générales, des réseaux sociaux sur la sensibilité esthétique ? La sophistication de plus en plus poussée des moyens techniques popularise-t-elle la pratique de l’art ? la banalise-t-elle ? Les caméras sont si performantes, de même que les tables de montage, les programmes de design, de correction, que l’on est davantage impressionné par les prouesses techniques des artistes que par leurs dons poétiques. On ne parle plus autant du talent, pour ne point parler du génie, que d’un certain sens pour une improvisation culminant, autant que possible, dans une création. L'art s'inscrit désormais sous le signe de la technique, qu'il s'en accommode ou tente de la contourner.

Les innovations technologiques ne cessent de générer de nouvelles sensibilités artistiques. L’art reste, pour sa gloire et sa déchéance, tributaire de la technique qui lui fournit ses instruments et remanie ses contours. On ne photographie plus ni ne produit plus de films comme on le faisait il y a un siècle. L’une ne devient un art qu’autant qu’elle déborde la vulgaire reprpduction ; l’autre ne le devient qu’autant qu’il se départ du divertissement et se donne une dimension poétique. De même pour la sculpture qui doit déborder le vulgaire moulage, l’art littéraire la vulgaire narration. La sophistication des techniques de production et de reproduction, y compris d’ailleurs en littérature, poursuit irrésistiblement son remaniement de l'art. On ne peint plus de portraits, que restitue désormais la photographie ; on ne sculpte plus de bustes, qu'on coule désormais au millimètre près ; on ne raconte plus de récits que déploie désormais la caméra plus magistralement que la plume (le clavier). La technicité compense un certain tarissement poétique et achève d’arracher l’art au registre du mythe. L'art classique, sensuel et manuel, succombe à l'art cérébral s'exerçant sur les ressources technologiques en vue de leur soutirer une poétique surhumaine ( ?). Dans ses tentatives de survivre aux techniques de représentation et de reproduction sans cesse nouvelles, l'art serait désormais en recherche de l'art. L’âme, dont on n’a jamais rien su, est de plus en plus occultée par la production technologique et c’est l’art, se reconvertissant et se précisant dans l’artisanat technologique, qui serait en train de briller et de pâlir avec elle.

Désormais, l’œuvre serait le chantier d’un échec qui présenterait plus de mérites que les « plus grands succès ». Dans la littérature, dans le cinéma, dans la peinture. Peut-être n’est-il désormais d’art que de la lacune, l’artiste ne se demandant pas tant comment réaliser l’œuvre que comment combler ses lacunes. C’est dire qu’il n’est de grand-œuvre que déglinguée, comme chez Homère et Dante, Giotto et Picasso. Sans cela, sans cette carence comblée et cette entrave surmontée ou contournée, nous n’aurions que de la camelote vernissée à la dernière mode ou retentissant du dernier cri. L’art se trame derrière le dos de la morale, de même que le mythe derrière celui de la religion. Un art moral serait désolant, un mythe religieux débilitant. L’art postmoderne n'en montre pas moins une malencontreuse tendance à se réduire à la production, par trop exhibitionniste, d’effets spéciaux.

Le baroque titre le sans-titre de l'art, quand celui-ci s'arrache à ses modèles et se cherche entre le jour et le jour, par le soir et par l’aube, dans l'exubérance d'une inspiration déliée en quête de nouvelles modalités de création. Il titre encore l'audace dans l'art quand celui-ci se remet en question et se cherche une nouvelle vocation. Il caricature autant qu'il représente, décrie autant qu'il célèbre, s'indigne autant qu'il se résigne, perd autant qu'il sauve, désespère autant qu'il espère. Son style brave tous les codes et brouille toutes les distinctions et il ne séduit que parce que, sans précédent, il fraie la voie à l’on ne sait quoi. En littérature, on ne s’encombre plus des niveaux de narration, des longueurs, des codes de représentation, des modes de référence… de toutes ces conventions que les critiques pistent dans une œuvre, on part à la dérive en quête d’un style qui s’illustrerait comme « non-style » : « Son génie est syncrétisme, son ordre est ouverture, son propre est de n’avoir rien en propre et de pousser à leur extrême des caractères qui sont, erratiquement, de tous les lieux et de tous les temps » (G. Genette, « Figures » 2, Editions du Seuil, 1969, p. 222). La mobilisation des ressources technologiques au service de la dérive artistique annonce peut-être un nouveau baroque sous le signe de la technologie…