RECUEIL DE PARIS : UNE DISTILLERIE DE LA DESILLUSION

27 Mar 2019 RECUEIL DE PARIS : UNE DISTILLERIE DE LA DESILLUSION
Posted by Author Ami Bouganim

Paris n'est plus cette vaste distillerie de conversion du pain sec du XIXe siècle avec ses marchands de croûtes et ses moulins pour en extraire une nouvelle farine. Baudelaire, poète des clochards, l’était avant tout de la pauvreté. Son émotion est pure de tout carcan. Ni pitié ni amour ; ni justice ni charité. Il est résolument du côté des pauvres, d'une générosité d'autant plus désarmée et désarmante qu'il n'aurait que ses vers à donner : « Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant d’humilité, tant de reproches. » Il ne se montre aussi convaincant sur la pauvreté que parce qu’il se trouve lui-même dans une lancinante misère morale sinon matérielle. Dans ces cent et un tableaux qu’égrène son Spleen de Paris, il se comparerait au vieux saltimbanque dont l’on boude la baraque et en la déchéance duquel il lirait le sort qui l’attend ou qu’il craint : « Je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans enfants, dégradé par sa misère et par l’ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer. » La misère, la prostitution et la solitude prennent chez Baudelaire des allures héraldiques.

Désormais, on ne mendie plus son pain. La mendicité, plus digne et discrète, plus accablante aussi, se donne des cartes de visite : « Invalide au chômage » ou « J'ai honte mais j'ai faim ». On peut aussi mobiliser des compagnons de misère. Un chien et un chat, couchés gentiment côte à côte dans un minuscule berceau, tournés l’un vers l’autre, les draps et les couvertures au cou. On donne plus volontiers à un chien, qui ne triche pas, qu'à l’homme, qui passe pour un simulateur. Il s'est trouvé visiblement des malins pour louer des chiens à l'heure puisque si l’on repasse par le même coin de rue, deux à trois heures plus tard, c'est le même chien flanqué d'un autre mendiant. C'est qu’à Paris on s'apitoierait davantage sur les chiens que sur les gitans ou les migrants. Les clochards intrigueraient et séduiraient davantage que les mendiants. Ils ne tendent pas la main, ils ne demandent plus rien. Ils prospectent les gravats de leur vie. Certains avaient pourtant de grandes attentes de Paris dont ils se gardent de médire. Ils ne seraient pas arrivés à destination, ils crouleraient sous la beauté d’une ville qui leur boude ses charmes.

Le métro est encore le lieu où la mendicité se déclinerait le mieux. Les couloirs retentissent de musiques déclassées mobilisant  de vieux instruments en voie de disparition, de l'harmonica à l'accordéon, dont les notes traînent, malgré leur gaieté et leur entrain, des accents mendiants. Paris attire des milliers d’artistes en quête de gloire qui doivent se contenter de la manche jusqu’au jour où ils pourraient distiller leur musique dans un bouge ou rentrer désenchantés chez eux. Celle-ci ne chante pas tant pour mendier que pour protester sur un carton : « Ecoutez donc, gens sans voix et sans culture, écoutez le prix que je paie pour cette émigration. » Elle chante dans une langue inconnue que personne dans les couloirs ne comprend. Sur une autre ligne, un jeune homme bredouille sa litanie, d'une voix humble et accablée. Il est jeune, il est timide. Soudain, il éclate et se met à hurler, reprochant sans ménagement aux voyageurs de ne pas prêter attention à sa misère :

 « S'il faut crier pour manger, je crierai ma faim ! »

Il ne demande plus la charité, il la réclame, incriminant les passagers de sa misère et de son indignation. Ce jour-là, j’ai doublé mon aumône pour soulager sa misère et me faire pardonner son indignation. Une semaine plus tard, il est dans la même rame et donne le même numéro : un vague chuchotement suivi d'un éclat. Cette fois-ci, j'ai gardé farouchement ma main dans la poche et comme s'il devinait mon combat intérieur, il attend de se trouver à ma hauteur pour lancer avec mépris :

« Sale mec ! »

Un autre jour, j'ai été remué par la pathétique litanie d'une étrangère. Une gitane ou une sorcière, sûrement une mendiante. Elle semble sortir d’un autre siècle, vêtue de noir, une robe noire, des bas noirs et un fichu noir autour de la tête. Elle remue les entrailles des passagers de cette voix immémoriale de la misère, répétant inlassablement la même phrase de l'air d'une disgrâce indicible. Elle se traîne du reste sur une béquille à laquelle pend un gobelet qui, en cognant la canne, fait sonner les pièces, produisant le son d’une aumône qui tombe. Lorsqu’elle avait fini de traverser le wagon, la charité avait contaminé l'ensemble des voyageurs et je m’étais délesté de toute ma monnaie :

« C'est une intermittente du spectacle, chuchota mon voisin, nous étions ensemble au conservatoire. »

Bien sûr, je peux considérer qu'il suffit que quelqu’un tende la main pour mériter ma dérisoire aumône et que je dois m'acquitter en toutes circonstances de mon devoir scout de charité, quitte à doubler, voire tripler, mon tribut quotidien. Je ne peux m'empêcher pour autant d'examiner le mendiant de près et de statuer sur sa véritable condition. Mon drame quotidien n'est donc pas tant de distinguer entre les vrais des faux prophètes géopoliticiens ou économistes – les pauvres, ils sont désormais tous faux ! – ni entre les vrais et faux intellectuels – les malheureux, ils sont tous surfaits ! – qu'entre les vrais et faux mendiants auxquels Paris décerne, sans plus de distinction, le glorieux titre de clochards. Or je ne dispose pas plus de critère pour distinguer entre faux et vrais mendiants qu’entre faux et vrais philosophes. J’ouvre mes poches aux uns comme je bouche mes oreilles aux autres. Pour mieux mériter de sillonner Paris dans le sillage de Baudelaire…