The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
SPINOZA : L'HERETIQUE D'AMSTERDAM
CHAP I : UN CRITIQUE DE LA RELIGION
Le 27 juillet 1656, dans la synagogue portugaise d'Amsterdam, était prononcée la sentence d'excommunication de Baruch d'Espinosa (Amsterdam, 1632 – La Haye, 1677). Les dirigeants de la communauté – les membres du maamad – déplorent ses positions et ses actes, et constatant l'échec de leurs tentatives de le ramener sur le droit chemin, ils l'excommunient de la Nacion d'Israël. Ils prononcent la formule rituelle et concluent leur anathème par la mise en garde suivante : « Personne n'a le droit de communiquer avec lui, oralement ou par écrit, ni de lui rendre service, ni de se trouver sous le même toit que lui ou à moins de quatre coudées de lui, ni de lire un document rédigé ou conçu par lui. » Depuis, le personnage de Spinoza n'a cessé d'intriguer et de passionner et sa philosophie de générer des commentaires. Les chercheurs décèlent ses thèses derrière les doctrines de nombre de philosophes qui lui ont succédé et la recherche philosophique retourne sans cesse à lui, pressentant dans les positions de son opus magnum, intitulé L'Ethique, alors qu'il ne traite presque pas d'éthique mais de Dieu comme nature naturante dont l'homme serait le mode par excellence pour ne pas dire l'oracle, le dernier mot de la religion – de toute religion.
On présente volontiers Spinoza comme un philosophe de la religion, dont la vocation est de garantir la béatitude, et de la politique, dont la vocation est de garantir la liberté de penser. Il s'attache à séparer radicalement la philosophie et la religion pour préserver l'une des empiètements de l'autre et à brosser les lignes du meilleur régime assurant la liberté de penser. Spinoza s'acquitte de la première tâche en procédant à une critique radicale de la religion historique – toute religion et en premier lieu la matrice du monothéisme que serait le judaïsme –, généralement destinée aux masses ou, comme l'on disait, au vulgaire, et en proposant comme une nouvelle religion, universelle celle-là, qu'il intitule Ethique. Spinoza s'acquitte de la seconde tâche en brossant les grandes lignes du régime politique souhaitable, précisant en particulier la place et le rôle de la religion populaire sous ce régime.
La critique de la religion passe par celle de l'Ecriture et de son interprétation. Spinoza est tellement indigné par les contradictions qu'il relève dans le texte biblique et par les aberrations des interprétations qui en sont proposées qu'il lui conteste toute portée historique. La superstition la plus pernicieuse, sa bête noire, se logerait dans les présumés mystères de la Bible. Il ne cache pas l'irritation que lui inspire toute interprétation allégorique, accusée de commettre des anachronismes qui heurtent la conscience historique. En particulier les commentaires des rabbins auxquels il reproche « de torturer l'Ecriture » pour lui soutirer un sens qu'elle ne recèle pas, dont « les billevesées d'Aristote et leurs propres fictions »[1]. Le Pentateuque, contre lequel Spinoza s'acharne, ne serait rien moins que primaire, s'adressant aux plus crédules et inconstants des hommes qu'étaient les Hébreux. Sa hargne contre ces derniers, porteurs invétérés de la superstition, prend quelquefois des accents si haineux qu'elle laisse penser qu’elle participe d’un exutoire. Dans son souci de préserver les Ecritures des abus de l'interprétation allégorique et de restaurer la vraie religion – qui ne saurait être qu'une religion de la raison – contre sa corruption par les rabbins, il développe une méthode de lecture, parallèle à la méthode naturelle dans les sciences, qui fera de lui l'un des pères de la critique historique.
La méthode spinoziste préconise une lecture interne de l'Ecriture qui n'autoriserait que des enseignements tirés d'elle seule et écarterait toute contribution venant de l'extérieur pour éclairer son sens : « La connaissance de l'Ecriture », ne cesse-t-il de répéter, « doit se tirer de l'Ecriture seule. » Pour cela, il prescrit de s'en remettre à une interprétation comportant quatre phases : a) des études linguistiques destinées à mieux cerner le sens des mots et la composition des phrases ; b) des études thématiques pour cerner les thèmes traités, rendus à leur contexte, et dégager leur sens et leur portée ; c) des recherches historiques et biographiques sur l'auteur, de même que bibliographiques sur les circonstances de la rédaction et de la publication de l'ouvrage (le public auquel il était originellement destiné, les tribulations qu'il a connues depuis sa parution), ces recherches étant destinées à reconstituer autant que possibilité l'intention de l'auteur ; d) l’interprétation de l'ensemble des données historiques accumulées jusque-là pour en dégager les enseignements du texte. La place que Spinoza accorde à la raison dans ses considérations herméneutiques reste ambiguë : d'un côté, il récuse tout recours à la raison pour décider si tel ou tel passage de l'Ecriture présente un sens littéral ou métaphorique ; de l'autre, la raison pointe derrière toutes ses considérations. Peut-être ne l’écarte-t-il que de la phase critique – intra-textuelle –, censée dégager le sens de l'Ecriture, et ne l'invoque-t-il que pour donner ou refuser son assentiment au sens tel qu’il a été dégagé.
Spinoza se situe à la croisée des traditions médiévale et moderne, récusant l’une, prospectant l’autre. Il distingue trois modes de connaissance : a) une connaissance primaire à caractère religieux surtout, chargée d'erreurs et de superstitions ; b) une connaissance analytique et discursive, à caractère rationnel surtout, procédant par reconstitutions des chaînes causales des phénomènes ; c) une connaissance synoptique et synthétique, à caractère philosophique, procédant par intuitions. Trois niveaux d'être – trois modes d'existence – correspondant aux trois modes de connaissance qui recouvreraient autant de sensibilités religieuses. La raison ressortant à une voie médiane, peut-être didactique, conduirait des erreurs du vulgaire à la béatitude du sage. Malgré ses efforts de s’affranchir du carcan médiéval et son souci de dépasser à la fois la révélation historique et le rationalisme géométrique, le spinozisme continue de balancer entre la théologie et la philosophie, participant des deux, se présentant volontiers comme leur synthèse dans un intuitionnisme intellectuel. L'Ethique se propose en définitive comme l'interprétation philosophique – naturelle, rationnelle et universelle – de la religion, toute religion, le christianisme autant que le judaïsme – peut-être aussi comme une phénoménologie avant l’heure ou une psychologie comportant trois stades – le religieux, l’être (l'existence) et le penser.
CHAP II : LA RELIGION UNIVERSELLE
La lecture critique de l'Ecriture permet à Spinoza de dégager, dans le sillage des philosophes juifs qui l'ont précédé, les principes auxquels il réduit le judaïsme. En l'occurrence : « Il existe un être suprême qui aime la justice et la charité, auquel tous pour être sauvés sont tenus d'obéir et qu'ils doivent adorer en pratiquant la justice et la charité envers le prochain[2]. » Cette réduction de la religion au seul amour du prochain s'illustrant dans la pratique de la justice et de la charité présente le mérite de distinguer la théologie de la philosophie. Requérant la foi, la première ne traite que de piété et d'obéissance ; requérant l'exercice de la raison, la seconde traite de la sagesse et de la vérité. Le cas échéant, la philosophie relaie la théologie dans l'interprétation des dogmes religieux – comme l'existence d'un Etre suprême, son unicité, son omniprésence, sa liberté, l'importance du repentir pour le salut de l'âme, etc. Cette réduction de tous les dogmes, dans toutes les religions, à l'obéissance permet à Spinoza de proposer une religion universelle qui ne heurterait pas la raison ni n'entraverait la liberté de penser. Parallèlement, elle servirait la société démocratique puisqu’elle serait un bon instrument de pouvoir et de coercition pour contenir les passions du vulgaire. Elle serait surtout requise pour neutraliser les religions historiques qui représentent un danger pour la liberté de penser. Dans tous les cas, une religion universelle serait la meilleure parade contre les menaces d'intolérance qui sommeillent dans les dogmes : « Car nous savons qu'aimer la justice et la charité suffit pour qu'on soit un fidèle, et persécuter les fidèles c'est être antichrétien. Il suit enfin que la foi requiert moins de dogmes vrais que des dogmes pieux, c'est-à-dire capables de mouvoir l'âme à l'obéissance[3]… »
Spinoza se trouve de la sorte contester à la religion, essentiellement imaginative, tout contenu – métaphysique, physique, historique – pouvant heurter la raison et limiter sa prétention à la vérité. Il ne lui concède qu'une conviction prophétique, nécessairement morale, et un rôle d'exhortation – et encore parlons-nous d'exhortation à une obéissance qui s'atteste par et dans les seules œuvres : « Car posée l'obéissance, la foi est posée nécessairement et la foi sans les œuvres est morte. » Spinoza réclame la distinction – positiviste avant l'heure – entre le champ de la religion, royaume de la piété et de la pratique, instruite par la révélation consignée dans l'Ecriture, et le champ de la philosophie, royaume de la raison et de la vérité, instruite par la lumière naturelle et tire toutes les conclusions de cette distinction :
« Nous tenons pour solidement établi que ni la Théologie ne doit être servante de la Raison, ni la Raison celle de la Théologie, mais que l'une et l'autre ont leur royaume propre : la Raison, comme nous l'avons dit, celui de la vérité et de la sagesse, la Théologie, celui de la piété et de l'obéissance. La puissance de la Raison, en effet, ne s'étend pas, nous l'avons montré, tellement loin qu'elle puisse établir la possibilité pour les hommes de parvenir à la béatitude par l'obéissance seule sans la connaissance des choses. La Théologie d'autre part ne prétend rien que cela, ne commande rien que l'obéissance, ne veut ni ne peut rien contre la Raison. Elle détermine en effet les dogmes de la Foi […], dans la mesure où il suffit pour l'obéissance ; par contre le soin de déterminer comment ces dogmes doivent être entendus de façon précise eu égard à la vérité, elle laisse à la Raison qui est vraiment la lumière de la Pensée, sans laquelle elle ne voit rien que rêves et fictions. J'entends ici par Théologie d'une façon précise la révélation en tant qu'elle indique le but auquel nous avons dit que tend l'Ecriture (la raison pour laquelle et la façon dont il faut obéir, en d'autres termes les dogmes de la piété vraie et de la foi), c'est-à-dire qu'on peut appeler proprement la parole de Dieu, laquelle ne consiste pas dans un nombre déterminé de livres […]. Comprise ainsi en effet, la Théologie, si l'on considère ses préceptes, les enseignements qu'elle donne pour la vie, se trouvera entièrement d'accord avec la Raison et, si l'on a égard à son objet et à sa fin, on ne découvrira rien en elle qui contredise à la Raison ; par conséquent, elle est universelle ou commune à tous. Quant à toute l'Ecriture en général nous avons déjà montré […] qu'il en fallait déterminer le sens par la critique historique seule et non par l'histoire universelle de la Nature, qui est la donnée fondamentale de la Philosophie seulement ; et si après avoir ainsi recherché le véritable sens de l'Ecriture, nous y trouvons quelque chose qui contredise à la Raison, nous ne devons pas nous y arrêter. Car tout ce qu'il peut y avoir de tel dans l'Ecriture, comme tout ce que les hommes peuvent ignorer sans danger pour la charité, nous savons avec certitude que cela ne concerne en rien la Théologie ou la Parole de Dieu et conséquemment que chacun peut à cet égard penser sans crainte ce qu'il voudra. Nous concluons donc absolument que ni l'Ecriture ne doit se plier à la Raison ni la Raison à l'Ecriture.
Toutefois, puisque nous ne pouvons démontrer par la Raison la vérité ou la fausseté du principe fondamental de la Théologie, qui est que les hommes sont sauvés même par l'obéissance seule, on peut nous faire cette objection : pourquoi le croyons-nous ? Si nous adhérons à ce dogme sans raison comme des aveugles, nous aussi agissons en insensés et sans jugement. Si, au contraire, nous prétendons que ce fondement peut se démontrer par la Raison, alors que la Théologie devient une partie de la Philosophie et il n'y a plus à l'en séparer. Je réponds que j'admets absolument que ce dogme fondamental de la Théologie ne peut être découvert par la Lumière Naturelle ou que du moins nul ne s'est trouvé qui l'ait démontré, et que par suite la Révélation a été nécessaire au plus haut point ; que néanmoins nous pouvons justifier notre adhésion à ce dogme révélé de façon à avoir à son sujet une certitude au moins morale. Je dis une certitude morale ; il n'y a pas lieu en effet de prétendre à une certitude d'un ordre plus élevé que celle qu'ont eue les Prophètes eux-mêmes, auxquels a été faite la première révélation de ce dogme et dont cependant la certitude a été seulement morale… C'est donc se tromper totalement que de vouloir établir l'autorité de l'Ecriture par des démonstrations mathématiques. L'autorité de la Bible en effet dépend de l'autorité des Prophètes ; elle ne peut donc être démontrée par des arguments plus forts que ceux dont les Prophètes avaient accoutumé d'user pour établir leur autorité dans l'esprit du peuple ; et même notre certitude à ce sujet ne peut reposer sur aucun autre fondement que celui sur lequel les Prophètes fondaient leur propre certitude et leur autorité[4]. »
Le Traité théologico-politique explicite les conséquences religieuses, morales et politiques de L'Ethique ou les introduit. Il présume de l'assimilation de Dieu à la nature naturante – comme source et moteur du tout –, de même que de l’assimilation de sa volonté, sa providence et sa loi à la raison. L'assimilation également de l'homme au mode par excellence de la nature divine, dans la mesure du moins où il s'en remet au seul entendement pour accéder à sa connaissance. Cette naturalisation dégage la religion de tout contexte historique pour privilégier une religion naturelle, rationnelle et universelle, plus proche de l'idée que se fait Spinoza du christianisme que du judaïsme :
« Par gouvernement de Dieu j'entends l'ordre fixe et immuable de la Nature, autrement dit l'enchaînement des choses naturelles ; nous avons dit plus haut en effet et montré ailleurs que les lois universelles de la Nature suivant quoi tout se fait et tout est déterminé, ne sont pas autre chose que les décrets éternels de Dieu qui enveloppent toujours une vérité et une nécessité éternelles ; que nous disions donc que tout se fait suivant les lois de la Nature ou s'ordonne par le décret ou le gouvernement de Dieu, cela revient au même. En second lieu la puissance de toutes les choses naturelles n'étant autre chose que la puissance même de Dieu, par quoi tout se fait et tout est déterminé, il suit de là que tout ce dont l'homme, partie lui-même de la Nature, tire secours par son travail, pour la conservation de son être, et tout ce qui lui est offert par la Nature sans exiger de travail de lui, lui est en réalité offert par la seule puissance divine, en tant qu'elle agit soit par la nature même de l'homme, soit par des choses extérieures à la nature même de l'homme. Tout ce donc que la nature humaine peut produire par sa seule puissance pour la conservation de son être, nous pouvons l'appeler secours interne de Dieu, et secours externe tout ce que produit d'utile pour lui la puissance des choses extérieures. De là ressort aisément ce que l'on doit entendre par élection de Dieu ; nul en effet n'agissant que suivant l'ordre prédéterminé de la Nature, c'est-à-dire par le gouvernement et le décret éternel de Dieu, il suit de là que nul ne choisit sa manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation singulière de Dieu, qui a élu tel individu de préférence aux autres pour telle œuvre ou telle manière de vivre. Par fortune enfin, je n'entends rien d'autre que le gouvernement de Dieu en tant qu'il gouverne les choses humaines par des causes extérieures et inattendues[5]. »
Cette naturalisation et rationalisation de la religion trouve ses expressions les plus éloquentes dans l'assimilation du Verbe de Dieu à la raison, de l'incitation divine la plus impérieuse à la persistance dans l'être, à la racine de toutes les lois naturelles, et du péché à la violation des lois de la raison. La liberté ne serait que dans la reconnaissance du règne de la raison, se déclarant comme conscience de sa nécessité : « Et ainsi j'appelle libre un homme dans la mesure où il vit sous la conduite de la raison, parce que dans cette mesure même, il est déterminé à agir par des causes pouvant être connues adéquatement par sa seule nature, encore que ces causes la déterminent nécessairement à agir[6]. » Toute l'action de l'homme, « partie de la puissance de la nature », serait naturelle. En récusant toute distinction entre l'entendement et la volonté de Dieu, assimilant sa puissance à sa nature, voire à la Nature, Spinoza se garde contre toute tentation anthropomorphique.
Cela dit, malgré son rationalisme absolu, Spinoza se montre particulièrement sensible au pouvoir des passions religieuses et politiques. La législation de l'Etat, écrit-il, « doit prendre appui, à la fois sur la raison et sur la disposition passionnée propre à tous les humains. En d'autres termes, si elle n'a pour soutien que la raison, elle est entachée de faiblesse et succombe facilement[7]. » Ce sont les passions qui ballottent les hommes entre la crainte (ou le désespoir) et l'espoir. Ils sont mus principalement par l'amour et par la gloire, succombant par-ci à la crainte, comme sous un régime dictatorial, s'exaltant par-là pour l'espoir, comme sous le régime anarchique. Plus généralement, l'art du pouvoir serait dans le dosage de la crainte et de l'espoir et dans le recours au bâton et à la carotte.
CHAP III : LE CHRISTIANISME DE SPINOZA
Dans ce naturalisme généralisé, Spinoza ne peut que contester aux juifs toute distinction naturelle, pour ne point parler d'une élection surnaturelle qui leur accorderait des vertus morales ou intellectuelles. Sa vision de la religion ne laisse pas plus de place à une élection qu’aux miracles : « … ces juifs racontaient leurs miracles, et s'efforçaient de montrer en outre par-là que toute la nature était dirigée à leur seul profit par le Dieu qu'ils adoraient[8]. » Spinoza attribue leur perpétuation à leur pratique de la circoncision, qu'il compare à la queue chez les Chinois, et à l'antisémitisme. L'absence de toute considération temporelle dans son système liquide du reste toute velléité eschatologique, le seul salut auquel il s'entendrait consistant en l'amour intellectuel de Dieu :
« Aujourd'hui donc les juifs n'ont absolument rien à s'attribuer qui doive les mettre au-dessus de toutes les nations. Quant à leur longue durée à l'état de nation dispersée et ne formant plus un Etat, elle n'a rien du tout de surprenant, les juifs ayant vécu à part de toutes les nations de façon à s'attirer la haine universelle et cela non seulement par l'observation de rites extérieurs opposés à ceux des autres nations, mais par le signe de la circoncision auquel ils restent religieusement attachés. Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des juifs, c'est d'ailleurs ce qu'a montré l'expérience. Quand un roi d'Espagne contraignit les juifs à embrasser la religion de l'Etat ou à s'exiler, un très grand nombre devinrent catholiques romains et ayant part dès lors à tous les privilèges des Espagnols de race, jugés dignes des mêmes honneurs, ils se fondirent si bien avec les Espagnols que, peu de temps après, rien d'eux ne subsistait, non pas même le souvenir. Il en fut tout autrement de ceux que le roi de Portugal obligea à se convertir ; ils continuèrent à vivre séparés parce qu'ils étaient exclus de toutes les charges honorifiques. J'attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision, qu'à lui seul je le juge capable d'assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si même les principes de leur religion n'amollissaient leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu'à une occasion donnée les juifs rétabliront leur empire et que Dieu les élira de nouveau. De l'importance que peut avoir une particularité telle que la circoncision, nous trouvons un exemple remarquable chez les Chinois : eux aussi conservent très religieusement l'espèce de queue qu'ils ont sur la tête comme pour se distinguer de tous les autres hommes, et par là ils se sont conservés pendant des milliers d'années, dépassant de beaucoup en antiquité toutes les nations ; ils n'ont pas maintenu leur empire sans interruption, mais l'ont toujours relevé quand il s'est trouvé ruiné et le relèveront encore sans aucun doute sitôt que le courage des Tartares commencera d'être affaibli par une vie molle et luxueuse. Enfin, si l'on voulait soutenir qu'à tel ou tel titre les juifs ont été pour l'éternité élus par Dieu, je n'y contredirais pas, pourvu qu'il fût entendu que leur élection, soit temporaire, soit éternelle, en tant qu'elle leur est particulière, se rapporte uniquement à l'empire et aux avantages matériels (nulle autre différence n'existant d'une nation à une autre), tandis qu'à l'égard de l'entendement et de la vertu véritable aucune nation n'a été faite distincte d'une autre, et qu'ainsi il n'en est pas une que Dieu, à cet égard, ait élue de préférence aux autres[9]. »
Sous la plume de Spinoza, les Hébreux (ou les Israélites) incarnent la crédulité et l'aberration religieuses. Le grand et austère philosophe se départ volontiers de son imperturbabilité rationnelle, voire de sa béatitude philosophique, pour s'emporter contre eux : « Quand ils se persuadèrent en effet que Moïse était parti, ils demandèrent à Aaron des dieux visibles, et un veau, quelle honte ! figura pour eux cette idée de Dieu que tant de miracles leur avaient enseigner à former[10]. » Se détournant de la riche tradition rabbinique qui perpétuait, dans un souci de fidélité, l'explicitation herméneutique-talmudique de l'Ecriture, il assimile ses commentaires à des billevesées. Les auteurs pharisiens, ces géniteurs invétérés d’aberrations religieuses qui auront induit en erreur l'humanité entière, sont accusés de tous les crimes contre l'esprit. Spinoza ne montre aucun intérêt pour leurs procédés de lecture des textes dans lesquels il ne décèle que malhonnêteté et sottise : « … risible piété en vérité qui consiste à accommoder la clarté d'un passage à l'obscurité de l'autre, à confondre le véridique et le menteur et à corrompre ce qui est sain par ce qui est gâté[11]. » Spinoza pousse la hargne contre les Pharisiens jusqu'à les présenter comme les pères du fanatisme et de la persécution religieuse : « A l'exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage, ont partout persécuté des hommes d'une probité insigne et d'une vertu éclatante, odieux par là même à la foule, en dénonçant leurs opinions comme abominables et en en enflammant contre eux de colère la multitude force[12]. » Il serait si obnubilé par la haine qu'il bascule dans la mauvaise foi, décelable en plus d'un passage, comme celui qui traite des seuls livres de l'Ancien Testament qu'il semble apprécier, les livres généralement attribués au roi Salomon :
« Je ne puis passer sous silence ici l'audace des rabbins qui voulaient exclure ce livre en même temps que l'Ecclésiaste du canon des livres sacrés et garder secrets d'autres livres qui nous manquent. Ils l'auraient fait s'ils n'avaient pas trouvé certains passages où la loi de Moïse est recommandée. On doit déplorer certes que les choses sacrées et les meilleures aient dépendu du choix de ces hommes. Je leur sais gré, en vérité, d'avoir bien voulu nous communiquer ces livres, mais il m'est impossible de ne pas me demander s'ils les ont transmis avec une foi scrupuleuse, sans que je veuille cependant soumettre ici cette question à un examen sévère[13]. »
La hargne de Spinoza contre les maîtres pharisiens n'a d'égale que son indulgence à l'égard du Christ et de ses apôtres. Il reprend avec encore plus de légèreté et d'insouciance qu'aucun autre Juif avant lui le décret de dépassement de la vérité – essentiellement cérémonielle et étatique – de l'Ancien Testament et endosse le verdict chrétien de résiliation du judaïsme, limité par son particularisme, sans véritable portée universelle. Il se montre – rhétoriquement sinon authentiquement – chrétien, recourant à des tournures chrétiennes et mobilisant le christianisme pour légitimer sa religion rationnelle : « La parole éternelle de Dieu, son pacte et la vraie religion sont divinement écrits dans le cœur de l'homme, c'est-à-dire dans la pensée humaine ; c'est là la véritable charte de Dieu qu'il a scellée de son sceau, c'est-à-dire de son idée, comme d'une image de sa divinité[14]. » Le judaïsme représente avec le personnage de Moïse le moment de l'imagination ; le christianisme avec le personnage de Jésus celui du cœur. Spinoza invoque résolument le Nouveau Testament contre l'Ancien dans des passages – tirés peut-être du texte qu'il entendait soumettre aux autorités rabbiniques après son excommunication – du genre :
« Qu'on cesse donc de nous accuser d'impiété, nous qui n'avons rien dit contre la parole de Dieu et ne l'avons pas salie ; qu'on tourne sa colère, si une juste colère est possible, contre les anciens dont la malice a profané et exposé à la corruption l'arche de Dieu, la loi de tout ce qu'il avait de sacré. J'ajoute que si l'on avait en soi, comme dit l'apôtre (Epître aux Corinthiens, III, 3), l'épître de Dieu écrite non avec de l'encre, mais avec l'esprit de Dieu, non sur des tables de pierre, mais sur une table de chair qui est le cœur, on cesserait d'adorer la lettre et de tant se tourmenter à son sujet[15]. »
Nous trouvons sans conteste chez Spinoza, quelles qu'aient été ses véritables convictions et motivations politiques, des signes de ce que Brunschvig appelle « l'apologie spinoziste du christianisme »[16].
CHAP IV : UN DESENCHANTEMENT MARRANE
Des chercheurs avertis des subtiles et pernicieux troubles qui couvaient dans les âmes des marranes et de leurs descendants revenus au judaïsme se sont attachés aux ressorts du personnage marrane de Spinoza. Le marranisme est né sur la péninsule ibérique qui, pendant de longs siècles, fut le théâtre de heurts entre chrétiens et musulmans. Sa reconquête chrétienne s'accompagnait de la cristallisation de l'unité nationale ibérique autour de l'unité religieuse, mêlant le religieux et le politique, mettant le premier au service du second, ne s'entendant qu'à une cohésion civile cimentée par le christianisme. L'historiosophie juive traditionnelle nous assure du recul de l'averroïsme, où certains décelaient de l'agnosticisme, d'autres de l'athéisme, sous la poussée d’une reconquête portée par un irrésistible enthousiasme piétiste qui n'aurait pas été sans encourager la production kabbalistique. L'averroïsme ne s'en serait pas moins maintenu dans les cercles des lettrés sur lesquels nous n'avons pas beaucoup de renseignements, et nous serions en droit de penser que les XIIIe et XIVe siècle étaient davantage marqués par une déjudaïsation des élites juives que par leur intérêt pour les nombreuses disputes entre rabbins, soigneusement documentées, qui nous sont parvenues. Leur conversion pendant et après les persécutions de 1391 s'inscrirait dans un processus averroïste de dessillement intellectuel : elles se convertissaient par convenance autant que sous la contrainte et nombre de leurs membres continuaient de pratiquer le judaïsme ou ce qui leur en restait à l'intérieur et à se comporter en chrétiens à l’extérieur.
L'inclination à assumer un double personnage religieux ne date pas de l'institution de l'Inquisition. Elle remonte aux Wisigoths sous lesquels nous trouvons déjà des crypto-Juifs. Elle se rencontrait sous les Almohades tant sur la péninsule qu'au Maroc. Maïmonide a simulé sa conversion à l'islam et plaidé en faveur de cette simulation. Son père rédigea une épître – Iggéret ha-Neshamah – où il essaie d'atténuer les remords des juifs convertis sous la contrainte. Maïmonide lui-même écrivit une épître sur les conversions forcées – Iggéret ha-Shemad – et une autre sur le martyre religieux – Iggéret Kiddush ha-Shem. Dans ce second texte, il prend explicitement la défense des convertis, condamnés par les rabbins « soi-disant sages, qui n'ont pas connu les tourments endurés par la plupart des communautés d'Israël ». Ces plaidoiries et d'autres n'auraient pas manqué de conférer une certaine légitimité religieuse à la nécessité de mener provisoirement – dans des conditions particulières – une double vie.
Le marranisme péninsulaire a revêtu des expressions variées, toutes caractérisées par un clivage entre convictions religieuses intimes et comportements religieux externes et publics conformes à la religion officielle. Ce trait fondamental n'autoriserait à considérer comme marranes que ceux, parmi les convertis à la religion dominante, qui continuaient de s'acquitter dans la clandestinité de pratiques juives avec la conviction de trouver le salut dans et par la Loi de Moïse. L'une des expressions les plus insidieuses de cette conversion a peut-être résidé dans la contrainte où se trouvaient les convertis d'intérioriser leur judaïsme, accomplissant la résiliation chrétienne de la pratique rabbinique avec l'intériorisation de leurs convictions. Même quand il respectait en secret les commandements, le marrane se constituait d'une certaine manière en chrétien, d'un genre nouveau, sans basculer dans le christianisme historique, dans l'attente de retourner à la vraie religion. Cette intériorisation, cette dissonance, cette clandestinité, cette attente… ce dédoublement devenaient à la longue les traits des marranes. Ils se conservaient partiellement chez ceux qui, retournés ouvertement au judaïsme, continuaient de cultiver la nostalgie pour une religion idéale, surtout lorsque le judaïsme rabbinique ne répondait pas à leurs vœux et décevait leurs attentes. Les lettrés troquaient volontiers le heurt entre deux religions contre celui entre la philosophie et la religion, la raison et la foi. Ils n'étaient plus tenus par le devoir de prudence religieuse pour ne pas se trahir en public mais par le devoir de prudence politique et pédagogique de ménager la religion – toute religion – destinée au vulgaire. Ils cachaient leurs positions philosophiques, volontiers agnostiques sinon athées, derrière des positions religieuses exotériques. Yirmiyahou Yovel généralise le phénomène : le marranisme consiste dans une série de « structures de vie […] telles que l'identité religieuse scindée, la disposition vers ce monde, le scepticisme métaphysique, la quête d'une autre voie de salut confrontée à la doctrine officielle, le don pour le double langage et l'équivoque »[17]. Emboîtant le pas à nombre de chercheurs israéliens, il pousse l'audace jusqu'à présenter Spinoza comme « un marrane de la raison » – intérieurement rationaliste et naturaliste, extérieurement christianisant ou procédant à une sécularisation du judaïsme. Totalement acquis à une religion de la raison comme à l'ultime vérité pouvant assurer le salut, il serait le produit des tendances intellectuelles et religieuses à l'œuvre dans le marranisme.
Pourtant Spinoza ne s'est pas converti au christianisme. Il ne rallie aucune des nombreuses sectes où il aurait volontiers trouvé la liberté de penser qui lui était si précieuse et où se recrutaient nombre de ses disciples. Il campe plutôt l'anti-marrane que le marrane. Sous un régime de liberté, il n'est nul besoin de simuler. Il dissout le dédoublement plutôt qu'il ne l'exacerbe. Il ne montre ni la patience pour les vertus pédagogiques de la religion requise des lettrés ni la prudence politique requise pour se préserver des persécutions des autorités. C'est un homme libre de toute inhibition et de toute précaution, il écrit sans s'encombrer ni du vulgaire ni du bourgmestre. S'il présente des traits marranes, ce serait ceux d'un Juan de Prado duquel il aura appris à « parler philosophiquement de Dieu »[18]. Un bouillonnement intellectuel qui ne réussirait pas à combler le vide laissé par la religion, une désespérance qui chercherait du côté de la raison cohérence et harmonie. Peut-être un besoin morbide d'absolu, pour ce Dieu biblique dont il ne lui resterait que l'empreinte dans l'âme et qui recouvrait… intolérance et intransigeance. Léo Strauss, qui décelait partout des traces de ses propres déchirements, ne cache pas son indulgence pour Spinoza. Il impute son égarement au logicisme extrême qui motivait sa pensée et à son souci de cohérence. Il aurait été victime… des contradictions de la Torah : « La rupture de Spinoza avec la Torah est une conséquence des Sitrei Torah », au double sens de secrets et de contradictions de la Totah.
CHAP V : LECTURES DE SPINOZA
La lecture de Spinoza achoppe, à l'instar de tous les grands systèmes, sur des ambiguïtés et des contradictions. Certains proviennent des mesures de prudence pédagogique et politique que l'auteur prenait ou ne prenait pas pour ménager le vulgaire et les autorités ; d'autres résultent du souci de concilier les thèses contradictoires sur nombre de points, comme sur le chapitre de la vérité pour laquelle nous trouvons, côte à côte, la thèse de la vérité comme cohérence d'une totalité[19] et la thèse intellectualiste de la vérité (inhérente à la l'idée)[20]. L'interprétation de Spinoza part elle aussi dans toutes les directions, tentant de démêler les contradictions qui – marque des grandes œuvres ? – n’ont cessé de se multiplier avec les siècles. Julius Gutman, historien de la Pensée juive dans la première moitié du XXe siècle, décèle dans ses thèses « un panthéisme intellectuel » ; Léo Strauss, philosophe politique, « un mysticisme rationnel » et « une théologie nouvelle ».
Dans l’atelier philosophique de Spinoza entrent les pièces philosophiques les plus disparates : les thèses aristotéliciennes et néoplatoniciennes sur le rôle de l'intellect dans la connaissance de Dieu et dans son amour intellectuel, de même que les thèses cartésiennes sur le dualisme étendue-pensée. L'historien de la Pensée juive, Harry Austin Wolfson (1887-1974), reste le meilleur archiviste de cet atelier, reconstituant pièce par pièce sa production. Il décèle dans sa membrure – une substance unique se prêtant à une infinité d'attributs mais ne se laissant saisir que sous les deux attributs de l'étendue et de la pensée qui s'explicitent eux-mêmes en modes – une doctrine émanationniste sans intellect agent où Dieu serait assimilé à la fois au Un et au Tout et que Spinoza aurait coulée dans une terminologie aristotélicienne. Les attributs et les modes émanent idéalement de la substance, participant d'elle sans que soient précisées les modalités de cette participation. Selon Wolfson, en l'absence de toute considération génétique, créationnelle ou temporelle, Dieu constitue, comme dans la kabbale, la cause émanationniste de l'univers. Le paradigme de pensée de Spinoza resterait irrémédiablement – ou/et accidentellement – religieux : « Spinoza semble avoir été sous l'illusion qu'il ne faisait que broder sur le canevas traditionnel de la religion et se contentait de dire plus clairement ce que les autres avant lui avaient vu, pour reprendre son expression, "comme dans un nuage"[21]. » Le spinozisme serait pour Wolfson une religion qui intègre et dépasse le rationalisme sans le récuser.
Les recherches de Wolfson présentent le mérite de dégager les antécédents judaïques du spinozisme : il s’inscrirait dans la controverse entre Maïmonide (Cordoue, 1138 – Fostat, Egypte, 1204) et Hasdaï Crescas (Barcelone, 1340 env. – 1410) sur la relation de Dieu – ramené à l’Intellect agent, succédané de la Forme aristotélicienne et de l’Idée platonicienne – au monde, à la matière, à la création. Maïmonide, disciple d’Aristote, postulait selon Wolfson une cause plus émanationniste que motrice pour laisser place à la Création biblique ; Crescas, plus conservateur, un acte de libre volonté s’attestant comme et dans la Création. Spinoza reprendrait la critique de Crescas contre les thèses émanationnistes de Maïmonide sans adhérer pour autant à ses thèses volontaristes. Il attribue l’étendue à la substance, qui ne tolérait jusque-là que la pensée (la Forme aristotélicienne conservant une primauté sur la Matière quoique se retrouvant en elle) et rompt de la sorte avec le dualisme et la hiérarchie entre la Forme et la Matière qui autorisaient la postulation d’une transcendance s’illustrant dans la création de la matière (de l’étendue). En liant la pensée et l’étendue dans l’unité de la substance, Spinoza retombait dans l’immanence, revenait d’une certaine manière à Parménide et pavait la voie à Hegel et à Heidegger dont la pensée assume la mise à mort du Dieu transcendant par Nietzsche. La concoction du spinozisme est si complexe, son désengagement de la chrysalide théologique médiévale si fastidieuse qu’on n’est pas toujours sûr de suivre Wolfson dans sa déscolastisation de la scolastique médiévale judaïque. En fait, lui aussi distinguait chez Spinoza deux personnages : d’un côté, Barukh, penseur juif médiéval ; de l’autre, Bénédictus, penseur moderne. On peut se demander si le Juif moderne n’est pas condamné à assumer, pour le meilleur et pour le pire, un inévitable dédoublement, qu’il soit de nature marrane ou scolastique.
La hargne de Spinoza contre le judaïsme en général et Maïmonide en particulier ne laisse d'étonner. Il pousserait les thèses métaphysiques, volontiers ambiguës, de ce dernier dans leurs retranchements logiques. Sans s'assurer une couverture religieuse, encore moins halakhique (Maïmonide avait doublé son œuvre philosophique d’une compilation monumentale des ordonnances rabbiniques), assumant le risque de l'émancipation et de l'assimilation. Spinoza déborde son prédécesseur de toutes parts. Il ne s'arrête pas au seuil de l'hérésie, s'accrochant comme lui à des principes/dogmes de la foi, il postule l'éternité du monde, le caractère impersonnel de la divinité, l'identification de sa volonté et de son intellect dans sa nature naturante…, toutes sortes de thèses mentionnées et écartées par Maïmonide. Il pose sans ambages la possibilité de la connaissance de Dieu – illustrée par L'Ethique – contre l’interdiction/impossibilité religieuse de cette connaissance qui légitime tant la révélation comme source de connaissance et d'expérience de Dieu. Spinoza regimbe contre Maïmonide qui, manquant d'audace, ne cesse de reculer sur les questions philosophiques pour sauver une foi religieuse qui participerait désormais d'une mauvaise foi. Il ne se montre pas assez radical à son goût, manquant d'accéder à la religion de la raison qui s'imposerait comme religion de vérité. Les questions soulevées par Spinoza, dans le sillage de sa critique de Maïmonide, seraient philosophiquement pertinentes et religieusement destructrices de toute révélation historique. Comment Dieu peut-il être sans couvrir dans sa perfection la totalité de l'être, « être total hors duquel il n'y a pas d'être » ? Dieu ne saurait par conséquent que couvrir la totalité de l'être, voire être assimilé à elle : « Tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut être ni être conçu[22]. » Spinoza s'en trouve ruiner toute transcendance et rétablir une immanence qui ne laisserait rien hors d'elle, ni du côté de Dieu ni de celui de l'homme : « Dieu est cause immanente, mais non transitive de toutes choses[23]. » Spinoza accule si malicieusement Maïmonide aux conséquences logiques de ses considérations philosophiques que Shlomo Pinès (Charenton-le-Pont, 1908 – Jérusalem, 1990), homme d'érudition et de cœur, le présente comme le disciple particulièrement égaré auquel Maïmonide s'adressait, au-dussus du vulgaire et dirions-nous par-delà les générations, dans son Guide des Egarés. Dans son indulgence, Pinès propose de les lire ensemble pour mieux se pénétrer du drame philosophique et judaïque qui se joue entre eux. Or Spinoza ne présume pas tant du génie de Maïmonide que de son dogmatisme. Il décèle dans ses contradictions des lacunes et des aberrations doctrinales plutôt que des incitations à redoubler de vigilance pour dégager le sens ésotérique caché derrières des thèses exotériques contradictoires. Il ne se serait pas montré à la hauteur des attentes religieuses, pédagogiques et politiques que Maïmonide attendait de ses disciples les plus intéressants et par conséquent les plus perplexes.
Plus sobre et plus clair, plus français aussi, Jules Brunschvig voit en Spinoza le continuateur de Descartes, étendant son dualisme entre l'étendue et la pensée à toute chose. Il procéderait selon une double méthode, l'une allant du complexe au simple, volontiers analytique, correspondant au deuxième mode de connaissance ; l'autre allant de l'Un au Tout, correspondant au troisième mode de connaissance. Cette double connaissance recourt sans grand discernement au mode géométrique d'exposition, montrant un tel esprit de géométrie que Jankélévitch parle de « fanatisme géométrique » : « L'analyse se tient naturellement sur le plan de l'intelligence, la synthèse se place dans l'ordre de l'être[24]. »
CHAP VI : UN HERETIQUE ENCOMBRANT
La Pensée juive ne saurait que faire de ce personnage sur lequel pèse un anathème qui appelle la malédiction sur quiconque fraie avec lui : « Qu'il soit maudit le jour et qu'il soit maudit la nuit ! » La conscience collective juive a oublié la série d'excommunications prononcées pendant plus d’un siècle contre Maïmonide pour reconnaître en lui le Grand Aigle, dont l’autorité est unanimement reconnue et admise, par les intégristes autant que par les libéraux ; elle persiste à maintenir celle qui accable l'hérétique d'Amsterdam. Certains commentateurs décrient ses thèses sur le judaïsme et raillent son génie philosophique ; d'autres se passionnent pour les unes et célèbrent l'autre. Les premiers voient en lui l'un des procureurs les plus troublants du judaïsme, voire l'un de ses détracteurs les plus virulents. Hermann Cohen ne tolérait pas le mauvais goût de son hérésie et décelait dans le titre – L'Ethique – qu'il avait choisi pour son œuvre maîtresse « une ironie démoniaque ». Il est sidéré par ses attaques contre le judaïsme, s'acharnant sans distinction contre l'interprétation rationnelle de l'Ecriture autant que contre sa lecture littérale. Il fustige sa sévérité à l’encontre de Moïse, raille son indulgence pour Jésus. Il lui reproche de limiter son étude du judaïsme au seul Pentateuque, sans grande considération pour les Prophètes ni pour des livres comme les Proverbes, L'Ecclésiaste, Job. Il lui reproche encore de recourir aux clichés sociologiques les plus éculés – les mœurs, la circoncision, la haine des nations – pour expliquer la perpétuation des juifs. Il s'indigne de sa hargne contre Maïmonide auquel il doit les meilleures de ses idées, et se désespère de sa « froideur espagnole ». Cohen est si scandalisé par sa mauvaise foi qu’il se demande comme dans un cri du cœur : « Comment pouvait-il se couper totalement de ses souvenirs, des sentiments et des expériences de son enfance, du respect dû à ses parents qui ont dû fuir les persécutions de l'inquisition pour trouver refuge avec lui en Hollande[25] ? »
Jacob Gordin, figure du judaïsme français dans les années quarante du XXe siècle, disciple de Cohen, décèle dans les attaques de Spinoza contre le judaïsme des traces de haine de soi et pousse la rancune jusqu'à l'accuser d'avoir alimenté l'antisémitisme moderne. Il fait de lui le détracteur et le délateur par excellence : « Le venin de son "ironie démoniaque" a empoisonné non seulement la civilisation européenne, mais aussi – ce qui a son importance – notre état moral[26]. » Reprenant les reproches de ses prédécesseurs, Emmanuel Lévinas dénonce sa lecture chrétienne de l'Ecriture et voit en lui le premier cas d'assimilation moderne. Les accusateurs de Spinoza n'auraient pas toujours tort : son dénigrement du judaïsme prend volontiers les accents d'un auto-exorcisme présenté comme un exorcisme de l'humanité contaminée par ses aberrations et ses superstitions.
Les partisans de Spinoza ne sont pas moins nombreux que ses ennemis. Certains parlent de lui comme d'un prophète de la modernité, d'autres d'une nouvelle religion, voire de la laïcité. On en trouve même pour le soupçonner de s’être pris pour un nouveau Paul chargé d'introduire l'histoire religieuse de l'humanité dans sa phase rationnelle et universelle. Il pensait avoir dégagé la trame, sinon le contenu, de la Révélation, toute révélation, ne cherchant pas tant à poser des principes philosophiques qu'à dégager ceux de la révélation de (la) vérité. Dans le chapitre qu'il lui consacre dans son Histoire de la Philosophie, G. W. Friedrich Hegel (Stuttgart, 1770 – Berlin, 1831) disait que chez lui « le monothéisme se sera élevé au rang de la pensée ». Il est célébré par une riche galerie d’hommes de lettres, Lessing et Goethe surtout, comme le prophète d'une nouvelle religion universelle. Des poètes succomberont au charme du panthéisme qu'ils dégagent, pour reprendre une expression de Heine, de « la chrysalide mathématique » de son système. Des Juifs aussi se reconnaîtront dans sa religion rationnelle qu'ils considèrent, sans complexes, comme une version légitime, sinon la version authentique, du judaïsme. Moses Hess (Bonn, 1812 – Paris, 1875) se pose en son disciple et fait de lui le prophète de la troisième ère dans l'histoire de la religion devant trouver son couronnement dans la société messianique socialiste. Léo Strauss déclare : « Spinoza devint le symbole de cette Emancipation qui, davantage qu'une émancipation, devait devenir une Rédemption séculière. En Spinoza, un penseur et un saint, qui était à la fois juif et chrétien, par conséquent ni l'un ni l'autre, toutes les familles cultivées de la terre, espérait-on, seraient bénies. Le monde ambiant, déterminé dans une large mesure par Spinoza, devenait accueillant pour les Juifs qui souhaitaient s'y assimiler[27]. »
Je ne peux m'empêcher pour ma part de voir dans la diatribe à laquelle se livre Spinoza contre les pharisiens un rebondissement dans la dispute historique entre Sadducéens et Pharisiens. Il récuse visiblement la Loi orale qu'il accuse de corrompre les messages de charité et de justice de la Bible ; il développe une méthode de lecture critique de l'Ecriture qui, en l'absence de renseignements précis sur la pratique herméneutique des Sadducéens, ne serait pas une mauvaise candidate pour restituer leur lecture des textes sacrés ; il raille comme eux la résurrection des morts. Ses considérations sur la renaissance nationale des Juifs seraient d'une veine plus sadducéenne et étatique que messianique-sioniste, à moins de voir dans le sionisme une volonté quasi sadducéenne de retour à un littéralisme judaïque, essentiellement constitutionnel et politique, à une laïcité hébraïque liquidant les thèses surnaturelles de rédemption et de résurrection. Contrairement aux reproches de Cohen, Spinoza ne cache pas son intérêt pour des textes comme L'Ecclésiaste, les Proverbes et Job, ouvrages où se serait conservé l'éthos sadducéen. Il les invoque volontiers pour présenter l'entendement comme la voie royale de la crainte de Dieu et pousse son admiration pour le roi Salomon, auteur présumé de certains de ces textes, jusqu'à déclarer : « Toutes ces sentences de Salomon […] promettent la vraie béatitude à ceux-là qui cultivent l'entendement et la sagesse, attendu que seuls ils connaissent la crainte de Dieu et honorent la science[28]. »
Le choix de L'Ethique comme titre d'un traité de philosophie, le plus méthodique qui soit, vise à restituer la vocation morale de la connaissance philosophique – son pouvoir de convertir le vulgaire prisonnier de la connaissance du premier genre, aveuglé par les superstitions de la religion historique, en individu pouvant accéder à la connaissance du troisième genre. Celle-ci ouvrirait la perspective – la liberté ? – totalisante de la substance dans laquelle il s'inscrirait – en toute béatitude – comme mode de révélation, un peu à la manière du Dasein heideggérien s’inscrivant en compréhension et comme compréhension dans l'être. Sans autre sommation – existentielle, politique, religieuse, éthique – que celle du conatus à persister dans l'être et à se perpétuer en s'inscrivant – rationnellement – dans la substance, c'est-à-dire en se percevant comme un mode de la substance sous le double attribut de l'étendue et de la pensée. Dieu désigne à la fois l'Etre (la substance), l'Un, le Tout, la Nature, et l'exercice de la raison représente l'intérêt vital suprême de l'homme. Ricoeur note que Spinoza « appelle Ethique le procès complet de la philosophie »[29].
Le pan-rationalisme de Spinoza serait d'un angélisme désespérant, présumant de l'ascendant naturel de la raison. Sa religion serait d'un naturalisme stérilisant, sans Dieu, sans péché, sans châtiment et sans récompense. Son Ethique serait d'une stérilité sidérante, sans bien et sans mal, sans valeurs. Sa politique serait d'un légitimisme décourageant, investissant le souverain de tous les pouvoirs sans proposer de mécanismes de contrôle du pouvoir. En définitive, le spinozisme se présente comme une merveilleuse et rigoureuse monstruosité de l'Esprit. Sa vision de l'homme comme mode de la substance ne change rien à la conscience de soi. Elle rend un écho chrétien puisque l'homme est un mode de l’incarnation de Dieu ; elle rend également un écho panthéiste puisque l'homme baigne en Dieu et se pénètre par la raison de sa volonté se confondant avec sa loi ; elle rend enfin un écho stoïque puisqu'elle n'assure ni rétribution dans un autre monde ni résurrection des morts et ne réserve que la béatitude de l'amour intellectuel de Dieu consistant à se savoir une « émanation » de la substance. Nietzsche qui décèle derrière tout dessein de connaissance une volonté de pouvoir se montre sévère : « Ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d'airain et masquer sa philosophie – c'est-à-dire, à bien prendre ici le terme, l'"amour de sa propre sagesse" ni plus ni moins – afin d'intimider dès l'abord l'assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invincible, cette Pallas Athéna : quelle timidité et quelle vulnérabilité trahissent ces simagrées d'un ermite malade[30]. » Son stoïcisme, chez lui comme ses prédécesseurs, l'accablerait davantage qu'il ne lui ferait honneur. Nietzsche ne sait pas s’il doit rire ou pleurer devant sa naïve recommandation « d'anéantir les passions par l'analyse et la vivisection »[31]. C’est dire, qu’avec des critiques de cette teneur, on n’est pas près de clore le chapitre Spinoza…
[1] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Editions Garnier-Flammarion, 1965, chap. 1.
[2] B. Spinoza, Le Traité théologico-politique, chap. XIV.
[3] Ibidem.
[4] B. Spinoza, Le Traité théologico-politique, chap. XV.
[5] B. Spinoza, Le Traité théologico-politique, p. 71.
[6]B. Spinoza, Traité politique, & 11.
[7]B. Spinoza, Traité de l'autorité politique, Chap. X, & 9.
[8]B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. VI.
[9] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. III.
[10] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. VI.
[11]B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. X.
[12] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. XIII.
[13] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. X.
[14] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. XII.
[15] B. Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. XII.
[16] Voir J. Brunschwig, Spinoza, pp.325-26.
[17]Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Editions du Seuil, 1991, p. 271.
[18] Voir I. S. Revah, Spinoza et le Dr. Juan de Prado, Editions Mouton, 1959.
[19] Voir L'Ethique II, 7.
[20] Voir L'Ethique II, 43.
[21] Wolfson, H. A., The Philosophy of Spinoza, New York: Schocken Books, vol. II, p. 347.
[22] L'Ethique I, XV.
[23] L'Ethique I, XVIII.
[24] J. Brunschvig, Spinoza, p. 295.
[25] H. Cohen, "Yahasso shel Spinoza el ha-Yahadout", in Iyyounim bé-Yahadout, Jérusalem: Mossad Bialik, 1977, p. 67.
[26] J. Gordin, "Le Cas Spinoza", dans Ecrits, Albin Michel, 1995, pp.145-164.
[27] Strauss, L., Persecution and the Art of Writing, p.17.
[28] B. Spinoza, Le Traité théologico-politique, Chap. V.
[29] P. Ricoeur, Le Conflit des Interprétations, Editions du Seuil, 1969, p. 324.
[30] F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, I, 5, Œuvres, vol. II, Robert Laffont, 1993, p. 564.
[31] F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, V, 198, Œuvres, vol. II, p. 641.

