UNE ÉCOLE VIOLETTE

27 Sep 2017 UNE ÉCOLE VIOLETTE
Posted by Author Ami Bouganim

Dans mes souvenirs, l'école est un cahier de poésies dictées d'une voix martiale par une maîtresse ou un maître revêtus de l'autorité du savoir et auréolés des lumières de la science. Le cahier serait soigneusement enveloppé de bleu, avec une étiquette sur laquelle seraient calligraphiés le nom, la classe et l'année. Joachim du Bellay, Victor Hugo, José-Maria de Heredia… Jacques Prévert. Tout concourait à nous initier à l'art, délicat entre tous, de doser l'encre au bout de nos plumes pour ne pas écrire de travers, laisser des pâtes sur la feuille ou qu'à Dieu ne plaise des taches. Nous nous appliquions tant que nous finissions par briser nos frêles plumes sergent-major (?!). Les tables se couvraient de taches et au terme de la semaine, c'était à leur dégraissage que nous procédions à la pierre ponce et au savon de Marseille. Nous ne nous doutions pas alors qu'en l'absence de buvards autour de nos âmes, nous les tachions aussi et que plus rien ne les laverait de cette poétique du calcul sur les doigts et de la récitation par cœur qui rivalisait bel et bien avec notre liturgie.

Les bancs étaient chevillés aux tables, comme pour nous y atteler, pauvres écoliers internés dans d'austères classes, devant un tableau noir, l'équerre et le compas accrochés au mur, revêtus de tabliers bleus ou gris qui nous scolarisaient à perpétuité. Nous entamions la journée par des exercices de calcul sur l'ardoise grise encadrée de bois. Nous notions nos réponses à la craie blanche, retournions l'ardoise contre la table et attendions le signal convenu pour la brandir au-dessus de nos têtes dans l'attente de la sentence bientôt suivie du rituel : « Effacez tout. » Sitôt que la maîtresse annonçait une dictée, j'avais des grammaires à l'estomac et des gribouillis dans la tête. Elle allait chercher les mots les plus incongrus, les tournures les plus alambiquées, les accords les plus compliqués, les exceptions les plus pernicieuses. Elle ne dictait pas, elle prononçait des verdicts. Pourtant nous étions innocents, victimes scolaires de la geste pédagogique colonialiste qui assimilait nos fautes d'orthographe à des crimes contre le français. C'était toute une pédagogie du e muet et de l'h aspiré, de la conjugaison des verbes et de la déclinaison des pronoms. La dictée était synonyme de terreur et quand le bec de la plume se brisait, c'était le drame.

Cette école avait une couleur et c'était le violet. Les fables de La Fontaine étaient violettes, la géographie était violette, la table de multiplication même était violette. Nous prenions nos dictées à l'encre violette que nous prélevions dans les encriers en porcelaine glissés dans les trous aux extrémités de la table. Les leçons de choses aussi, que nous recopions sur nos cahiers, tendus vers le tableau pour ne pas manquer une ligne, un mot ou une lettre. En revanche, nous nous exercions au dessin à l'encre noire, plus précieuse qu'une autre, importée dans de minuscules encriers aux lignes subtiles de la Chine. L'encre rouge était réservée, elle, aux maîtres qui nous retournaient nos cahiers corrigés à cette couleur qui devint à la longue celle de toutes les censures. Leur grand dilemme était, je crois, de savoir combien de pourcentage du point retirer par faute d'orthographe pour ne pas donner un zéro à toute la classe. La poudre violette était visiblement la plus répandue en France, dans ses colonies et ses protectorats. C'était une belle couleur, elle l'est restée. Ces chroniques en sont d'ailleurs imbibées.

Les horaires étaient rigoureusement compartimentés, trois heures en français, deux en arabe et une en hébreu. Nous évoluions entre ces trois univers sans encombre sinon que le cours d'histoire en arabe tournait à la leçon coranique et que le maître d'hébreu ne s'entendait qu'à grammairiser nos esprits. Nous étions si disciplinés que même la cloche ne nous arrachait ni cri de libération ni soupir de soulagement. Nous ne nous précipitions pas, nous devions encore passer sous le regard du maître, traverser le préau. Sitôt dans la cour c'était la débandade. Une girouette sur le toit avait succombé au tournis des alizés et ne bougeait plus. Elle nous surveillait, elle aussi, l'air tour à tour éplorée et enjouée. C'était une vaste cour de troc. Nous échangions de tout, des billes contre des timbres, des vignettes de bouteilles de boisson contre des photos que nous livraient nos bandes dessinées et bien sûr toutes sortes de soldats de plomb qui semblaient les plus appropriés dans cette ville qui achevait de convertir l'ancienne caserne en hôtel. Elle était plantée de chênes dont les glands, savamment sciées et placées entre nos doigts, nous servaient de sifflets. Dans les coins les plus reculés, nous plantions nos fléchettes ou nos canifs dans le sable. Les maîtres patrouillaient les mains derrière le dos et la pipe aux lèvres, laissant derrière eux un délicieux sillage d'Amsterdamer. Il nous était interdit de monter sur le préau, pour ne pas chagriner le vieux bouilleur et distributeur d'encre qui s'improvisait pendant les récréations gardien de préau. Un mince passage reliait la cour des garçons à celle des filles mais nous n'étions pas particulièrement curieux les uns des autres.

Une fois l'an, on nous installait sur les marches du préau pour la photo de classe annuelle sur laquelle je peine à me reconnaître en l'enfant qui me toise d'un air curieux, comme s'il se demandait ce que lui veut le vieil homme qui le scrute avec autant de pitié que de tendresse.

Photo : Art Youcef – Musée maghrébin de la photographie et de la carte postale.