The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
BRIBES PHILOSOPHIQUES : UNE MISE EN ŒUVRE ICONIQUE


L'art consiste à doser ses sens et à mobiliser ses dons pour remodeler le cours de son destin et lui donner un retentissement qui déborderait les limites de sa domesticité. Il crée de nouvelles possibilités d’être et de paraître qui dépassent celles, somme toute génériques, qui échoient au commun des mortels. Toute grande vocation poursuit l’immortalité – toute dérisoire et caricaturale qu’elle puisse paraître – et l’éternité – toute incongrue qu’elle soit sitôt ramenée à l’échelle humaine qu’on doit se résoudre à déclarer éphémère. L’artiste persiste à tenter d’inscrire son intimité dans l’éternité : donner à ses vers la rime de l’éternité, à ses récits la trame de l’éternité, à ses tableaux les perspectives de l’éternité, à sa statuaire les postures de l’éternité. La voix de l’éternité, l’entrain de l’éternité, la ligne de l’éternité, la forme de l’éternité. Sans cela, l’art se dégrade en mode et l’artiste en philistin en quête de sensations. Poursuivre l’immortalité et l’éternité réclame, à n’en pas douter, de grandes doses de vanité, d'autant plus légitime que celle-ci n’attire que misères et malédictions, au point qu’il ne serait de grand art que de la vanité posant devant l’éternité. Sans caresser de grande ambition, l'art ne donne que de dérisoires produits qui ne survivraient pas à des engouements passagers. Dilthey invoque « la vigueur spirituelle » ou « la vitalité spirituelle » pour caractériser l'individualité créatrice. Il y distingue des degrés qui iraient « des natures végétatives aux génies créateurs » (W. Dilthey, « Le Monde de l'Esprit », vol. I, p. 237). Cette vitalité est certes obscure, ambigüe et maladroite. Pourtant, elle permettrait, toutes considérations morales mises à part, de distinguer entre l’art et la camelote.
La persistance de ces possibilités extraordinaires, au-delà de la mort, est ce qui donne à l’œuvre des points d'ancrage dans le monde des Idées. Dans un premier temps, une grande création littéraire et artistique ne peut que passer inaperçue. Ne se pliant pas aux normes du moment, elle ne recueille ni les louanges de la critique ni ne suscite l’enthousiasme du public. Un grand artiste est un visionnaire et ses visions ne peuvent être partagées par ses contemporains. Il doit donc assumer un certain martyre qui ne l’expose à la risée de son vivant que pour lui ménager – peut-être – une reconnaissance de la postérité. L’œuvre qui ne sort sanguinolente du creuset d’une vie n’est qu’un nouvel accoutrement du plagiat universel : « Les œuvres moyennes », déclare Adorno, « l'humus sain des petits maîtres appréciés par les historiens de l'esprit du même bord, supposent un idéal semblable à celui que Lukacs ne craignait pas de défendre sous le nom d'"œuvre normale". Mais en tant que négation de la mauvaise universalité de la norme, l'art ne tolère pas d'œuvres normales et par conséquent n'accepte pas non plus les œuvres moyennes, soit qu'elles correspondent à la norme, soit qu'elles trouvent leur signification d'après la distance qui les en sépare » (T. Adorno, « Théorie esthétique », Klincksieck, 1982, p. 250). Certains artistes s’exaltent dans leur œuvre, d’autres s’avilissent. Tous se travestissent, voilant un désir, magnifiant, caricaturant ou modérant un trait, reproduisant une manie. L’humanité, passée, présente et à venir, se divise pour eux en créateurs, en comédiens et, entre les uns et les autres, en badauds/spectateurs. Nietzsche pousse son exaltation de l’art jusqu’à le poser en seule métaphysique légitime : « L’art est la tâche la plus haute et l’activité essentiellement métaphysique de cette vie » (F. Nietzsche, « La Naissance de la Tragédie », Préface à Richard Wagner). L’art est pour Adorno cette connaissance garantissant une intelligence théorique du particulier qui n'entamerait ni sa singularité ni sa complexité : l'œuvre serait celle de « l’'homme complet » s'adressant à « l'homme complet ».
Le retentissement de la mort de David Bowie en janvier 2016 ne laisse d’étonner. Ce n’était ni un grand musicien ni un grand chanteur. Sa principale œuvre consistait à mettre sa vie en œuvre et à se ménager autant de rôles qu’il le souhaitait. C’était peut-être un homme mondial, volontiers androgyne, maquillé jusqu’à la méconnaissance, un avatar de l’homme du passé et de l’homme de l’avenir. C’était un synthétiseur des genres, des styles, des personnages, des univers, des combats, des couleurs. Il ne cessait de se réinventer. Il donnait l’impression d’être d’ailleurs, il pointait l’ailleurs. Dans un dernier chant, il revêtait son suaire, s’abstenant d’annoncer qu’il était malade et condamné. Il avait conquis le monde, ce fut le monde qui lui rendit hommage. Les réactions à sa mort étaient plus burlesques qu’accablantes, les oraisons plus risibles qu’éloquentes. C’était une icône qui disparaissait et la mort d’une icône est absurdement plus dramatique que celle de millions de victimes du sida ou du Covid. L’artiste s’illustre dans la mise en œuvre de sa vie et trouve sa consécration dans sa conversion en icône. Shakespeare est une icône, Kafka et Proust. Michel-Ange et Rodin. Matisse et Picasso.
Les artistes sont des hommes troublants qui donnent à leurs troubles le pli du talent. Ils sont attardés dans une vision d'eux-mêmes qui les empêche de voir le monde. Ils en sont réduits ou condamnés à créer des clichés pour parler aux autres, des représentations pour se brancher au monde. Ils ne sont troublants que parce qu’ils sont troublés. Sinon ils ne se poseraient pas en créateurs et ne réclameraient pas une reconnaissance universelle. L’art n’atteint à la sincérité et à la grandeur qu’autant qu’il se dérobe au destin parodique qui le guette et se rabat sur des ateliers clandestins où il encourt la déchéance d’être méconnu. Souvent, l'art est œuvre d'autistes ou de dieux (ce qui est souvent sinon toujours la même chose).