The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE KABBALISTE INCONNU


Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.
De l'Autre à l'Autre, disait-on au début de la troisième décennie du XXIe siècle, Jérusalem n'a pas connu d’autre. Le premier Autre avait un nom. C'était Elisha Ben Abouya, un maître du IIe siècle, dont on disait qu'il « avait tranché les plants » après s'être risqué dans le Paradis de la Connaissance. On ne sait pas exactement ce qui l'a amené à renier Dieu, à récuser sa Loi, à rompre avec ses collègues et à railler la crédulité des disciples qui persistaient à s’accrocher à lui. Il se serait compromis avec des prostituées, aurait cultivé ou récolté des radis le shabbat, se serait ému du sort d'un homme qui était mort en tombant d'une échelle qu'il avait montée pour s'acquitter du commandement le plus gratuit de la Torah qui préconise de chasser l'oiseau et de détruire son nid. Les compilateurs du Talmud, plus indulgents que ceux de la kabbale, nous ont conservé son souvenir, ses agissements et ses enseignements. En revanche du deuxième Autre, on ne sait presque rien. Pourtant ce dernier a bel et bien vécu à la charnière des deuxième et troisième millénaires, selon le comput chrétien, a enseigné pendant près de quarante ans à l'Université Hébraïque de Jérusalem, a mené des recherches pendant plus d'un demi-siècle et a publié des centaines d'articles. Mais la Kabbale – du moins la grande compilation de 2041 – ne mentionne ni son nom ni le scandale qu'il a suscité par son brusque revirement.
Pendant des décennies, il avait été le plus réservé des chercheurs, humble et discret. Il avait accompli une carrière somme toute convenue, morne et sans éclat. D'un article à l'autre, d'un grade à l'autre, d'une nomination à l'autre. Il n'aurait pas marqué les recherches kabbalistiques s'il ne s'était avisé au lendemain de sa titularisation qui le préservait de toute sanction universitaire de lancer son pavé dans la mare où tant de chercheurs s'ébrouaient, émettant ses insanités sur l'érotique du Zohar, la démence d’Abraham Abulafia, l'impuissance de Rabbi Isaac Luria, dit le Ari, les considérations vaginales de Cordovero et l'homosexualité de Nathan de Gaza. On se récria aussitôt contre son ingratitude : « Maintenant qu’il s’est assuré un salaire jusqu'à la date de son départ en retraite et une pension confortable jusqu'à sa mort, le malotru se permet de cracher dans le paradis où il s’est gavé de miel et serti de perles pendant près de quatre décennies. » Rompant avec tous les codes de déontologie académique, il clamait tant à Jérusalem qu'à Tel-Aviv, à Paris qu'à New York, que la kabbale n'était, je cite, qu'un « fatras de délires dans l'esprit moisi de cohortes d'hallucinés dont on aurait mieux fait d'enterrer les écrits avec leurs dépouilles que de les livrer à des chercheurs encore plus mités qu'eux qui portent atteinte à ce que l'Université a de plus sain et noble : la lucidité et la sobriété dans la recherche ». Tout juste consentait-il à reconnaître : « Je trouve, par-ci, par-là, des bribes poétiques intéressantes mais où n'en trouve-t-on pas de nos jours ? »
Bien sûr, L’Autre s’attira les pires poursuites de la part de ses ex-collègues qui se muèrent en meute hargneuse. On ne réalise pas aujourd’hui ce que qu’étaient les confréries des présumés chercheurs dans les différentes disciplines des sciences dites humaines avant qu’elles ne soient cataloguées comme sciences occultes. Les plus indulgents décelaient dans son acharnement à dénoncer les lubies kabbalistiques et les querelles entre chercheurs comme le symptôme d’un cas particulièrement pernicieux du syndrome de Jérusalem, préconisaient un traitement à l'électrochoc et se déclaraient partisans de couvrir sa consommation de cannabis pour calmer ses ardeurs hérésiarques. Les plus sévères étaient partisans de l'excommunier sans prononcer de bulle d'excommunication pour ne pas jouer son jeu et lui faire de la publicité. Comme il ne se dédiait pas et persistait à décrier la sainte kabbale, on arrêta de l'inviter aux congrès et aux colloques. On le dispensa même de cours sous prétexte qu'ils n'avaient pas le minimum d'étudiants requis. Il était devenu persona non grata, sous le coup de l’anathème le plus méprisant qui se pût concevoir, celui qui ne se proclamait pas.
L’Autre ne se laissa pas intimider et persista à dénoncer « l’esprit de travers des kabbalistes post-modernes ». Il s'insinuait malignement dans les salles où se tenaient les colloques, prenait la parole sans la demander et mettait en garde contre « le contagieux déraillement de la kabbale et de ses bonimenteurs ». Il prétendait que, par un malheureux et dramatique concours de circonstances théologico-politiques, s'était constitué derrière le dos de l'université un nouveau cercle de kabbalistes qui se recrutaient parmi ses chercheurs. Ils avaient si peu de distinction qu'ils excellaient dans l'art de promouvoir de vulgaires brouillons au rang de créations de génie et si peu de rigueur qu'ils n'arrêtaient pas de changer de méthode de recherche.
Si l’on admettait alors dans le milieu universitaire qu'on clame son athéisme – Dieu ne demandait rien à personne et encore moins de croire en lui ! –, de railler Moïse – on ne saurait dépasser en cela les maîtres du Talmud ! –, d'interpréter à sa guise la Torah – cela contribuait à son insigne dissémination… en revanche, on n'admettait pas qu'on assimile la production kabbalistique à une sécrétion de délires et de sottises. C'était indécent, indigne et traitre. Or plus on dénonçait l’impudent et plus il accentuait ses attaques : « La kabbale est l'interminable suaire que l'on brode autour de la dépouille de Dieu. » Pourtant, il nuançait son extrémisme de déclarations désolées du genre : « Je n'ai rien pour le remplacer. Je ne me leurre pas plus sur ma mort que sur ma vie. Je ne prendrai pas pour autant ma sénilité pour une révélation divine. S'il est un sacrilège des sacrilèges, c'est de mettre dans la bouche de Dieu toutes ces aberrations. » La veille de sa mort il dénonçait encore les « chaînes enchantées » de l’émanation comme autant de « chaînes rouillées » dans l’esprit vermoulu des kabbalistes. Ses proches annoncèrent qu'il était mort dans un sommeil – « dans un rêve de Dieu ». Ses ennemis se dépêchèrent de répandre la nouvelle de son suicide. Depuis, on se mit à épurer les bibliothèques de ses nouvelles et de ses écrits et plus aucun étudiant de la kabbale ne s'avisa de le nommer. On ne le mentionnait que comme l'Autre radical sans plus de précisions. Bientôt on ne savait plus qui il avait été et quel crime il avait commis sinon le Sacrilège absolu.
Pourtant, près de trente ans plus tard, après toutes les turbulences théologico-politiques que Jérusalem a traversées, son hérésie ne risque plus d'entamer sa sérénité et je suis d'autant plus déterminé à le « ressusciter » que j'ai découvert qu'il a laissé une œuvre kabbalistique monumentale, encore plus sidérante que toute celle qui l’a précédée, et que j’ai la ferme intention d’en dévoiler les perles et d’enduire mes propres considérations kabbalistiques de son miel…
Photo : La porte de L’Académie kabbalistique dans le quartier juif de la Vieille ville.