CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE RABBIN QUI DISSÉMINAIT PAR L’ENCRE ET LA SEMENCE

22 Apr 2019 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE RABBIN QUI DISSÉMINAIT PAR L’ENCRE ET LA SEMENCE
Posted by Author Ami Bouganim

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.

Ah ! celui-là, c'était un sacré rabbin ! Un vrai grand rabbin ! Par la taille, le charisme et la connaissance. Et quelle barbe ! Il n’en était pas plus auguste, mieux taillée, plus soignée à Jérusalem. On succombait irrésistiblement à son charisme ! Ce n'était pas seulement un rabbin, c'était un philosophe, un rabbin-philosophe, dans la lignée de Maïmonide de Cordoue, le Grand Aigle, du Maharal de Prague, le Maître du Golem, du Génie de Vinius, le maître de tous ceux qui se donnaient raison d’avoir l’irraison de croire. Ces noms ne disaient peut-être rien au commun de ses auditeurs, il ne cessait pour autant de les citer pour rehausser son discours. Sans se contenter nullement d’eux ! Quoique magistraux, inspirés, percutants, ils risquaient de rebuter les plus irrationnels de ses partisans et nul, comme lui, ne savait à quel point l'on devait être irrationnel pour s'attacher à son enseignement, célébrer son érudition, le… vénérer. Il invoquait également quantité de kabbalistes mineurs auxquels il attribuait des merveilles de commentaires. C'était, pour le dire en un mot, un rabbin de rêve, que son esprit d'ouverture prédisposait à la plus grande tolérance. Un rabbin engagé dans le monde, à l'écoute de ses contemporains, sensible à leurs émois et qui avait le talent de les bercer de ses onctueuses homélies qui suintaient d'amour de Dieu, d'Israël, de son Prochain et… du Lointain qu’il se gardait de nommer.

Rabbi Michaël Gabriel Malachie consacrait ses jours à ses charges, s'acquittant des obsèques des grands génies de Jérusalem, si nombreux qu’il en mourait tous les jours un bon quorum, aux circoncisions des nouveau-nés qui promettaient, grâce à sa dextérité, de remplacer les génies montés au ciel dans un tourbillon, à des inspections surprises de la casherout dans les meilleurs restaurants et hôtels de la ville, avec visite des cuisines et dégustation des plats, aux noces qu'il célébrait contre de solides cachets qui allaient à ses œuvres. En revanche, il passait la plupart de ses nuits à l'étude intensive de la Torah et à donner ses cours. Il travaillait comme l'on disait alors « du lever du soleil à la levée de son âme ». C’était par ailleurs le rabbin le plus courtois dans les annales rabbiniques des nations et de leur nation-prêtresse. Sitôt qu’on le saluait, il soulevait son chapeau. C’était si charmant qu’on s’accordait à désigner la courtoisie comme l’attribut le plus éloquent de son Dieu.

Toutes les semaines, Rabbi Malachie publiait plusieurs articles traitant de la section biblique, du passage prophétique, de la commémoration, célébration ou solennité de la semaine, de l’illustre personnage dont il avait prononcé l’oraison… Ses interventions publiées sur les sites les plus populaires étaient repris par les sites synagogaux et il n’était pas rare que certains trouvent place dans des revues en anglais, en chinois, en espagnol, en portugais et en français. Ses écrits n’étaient pas moins magistraux et soignés que ses homélies. On ne comptait plus les livres de commentaires, les traités juridiques, les ouvrages théologiques. Rien ne paraissait sans une dizaine de préfaces des plus grandes sommités rabbiniques qui ne le surpassaient que par l’âge. Ils n’en valorisaient pas moins ses livres présents dans toutes les bibliothèques qui respectaient leurs lecteurs. Ce n’était pas un vulgaire rabbin homilétique, il se doublait d’un intellectuel et d’un prophète. On rivalisait dans les titres qu’on lui décernait. C’était la Doublure de Moïse, le Fiancé de la Shékhina, le Prédicateur ardent, le Sosie visible du Prophète invisible, le Rouleau infini…

L’érudition de Rabbi Malachie était si vaste qu’il se permettait de citer, en disciple de Rabbi Benjamin Zal, les maîtres les plus négligés pour les sortir de l’oubli, les ressusciter et « percevoir le tremblement de leurs lèvres dans leurs tombeaux ». Wikipédia ne leur consacrait pas de recension et Google ne donnait que leurs mentions dans ses articles. C’était à croire qu’ils n’avaient jamais existé, malgré leurs titres, leurs livres et… la grande maîtrise de leurs thèses par notre rabbin. Il poursuivait donc son irrésistible ascension – on en parlait comme du prochain Luminaire qui tirerait un jour les cordes du pouvoir politique dans les coulisses rabbiniques – quand un premier article, écrit par un mécréant notoire, qui poursuivait les illustres rabbins de son accablante acrimonie, dénonçait leur « attardisme mental » et assurait « verser pour Dieu les larmes qu’il répandait sur ces cabotins du ciel », l’accusa de citer des maîtres qui n’avaient pas existé et des livres qui n’avaient pas été écrits. Il concluait son article en ces termes :

« Quelle plaie ! Quelle calamité ! Quel vice ! Citer des livres imaginaires ! Comme si la bibliothèque rabbinique n’était pas assez encombrée comme cela ! On savait depuis Scholem la dissémination kabbalistique hallucinante et délirante ! On était loin de penser que les rabbins contemporains la pousseraient jusqu’à mettre leurs lubies dans la bouche de commentaurs imaginaires ou de maîtres de paille ! L’univers clos de Cent-Masure montre qu’il est pire que la tour de Babel ! O ne se parle pas, on échange des citations et nul ne comprend les citations de l’autre, surtout quand elles sont pipées. »

Bien sûr, on lapida – comme il se doit et comme il le mérite ! – le malotru de mille et un anathèmes, placarda son nom sur les murs de Cent-Masure pour que, couvert de crachats et d’invectives, il soit effacé pour l’éternité et se lança à la recherche des livres cités par… le très érudit Rabbi Malachie. On ne les trouva ni dans les bibliothèques de Transylvanie ni dans celles de Lituanie, ni dans celles des Aurès ni dans celles des Carpates, ni dans celles du Tafilalet ni dans celles de la Cordillères des Andes, ni dans celles de Champagne ni dans celles de Lombardie. On n’avait pas fini les recherches, gardant l’espoir de trouver des exemplaires dans les caves du Vatican, que le misérable détracteur publiait un second article où il assurait que le très prolifique rabbin n’était qu’un plagiaire qui n’avait pas laissé un article de ses collègues qu’il n’avait pillé et qu’il s’était même permis de pasticher des homélies prononcées par des prélats… chrétiens. Les déchaînements contre le détracteur redoublèrent d’intensité, les railleries aussi : « Quel plaisir trouve donc un mécréant à étaler son inculture et à la vernir de haine de soi ?! » Pourtant, les moteurs de recherche ne trompaient que ceux qui n’en connaissaient pas l’efficacité. La production de Rabbi Malachie était bel et un bien un monument au plagiat universel ! Ses partisans se mobilisèrent aussitôt pour louer une œuvre sans précédent dans la littérature rabbinique. Quelle importance que ses commentaires soient de son cru ou du cru d’un avatar – n’étaient-ils pas tous paroles du Dieu vivant révélées à Israël au pied du mont Sinaï ?! Quelle importance qu’il mette des guillemets ou non – tous les textes rabbiniques n’étaient-ils pas autant de répétitions du texte immutable de la sainte Torah et existait-il art plus divin que de tricoter et de détricoter ses versets ? Etait-il par ailleurs signe de modestie plus éloquent que de mettre ses propres commentaires dans la bouche de maîtres qui n’étaient pas encore nés et charité apostolique plus méritoire que de rehausser de son nom des textes qui méritaient d’être mieux connus et ne le seraient que signés par un nom prestigieux comme le sien ?    

Bientôt on découvrit que la dissémination talmudico-kabbalistique de Rabbi Malachie se doublait d’une dissémination généalogique encore plus soutenue et hasardeuse. On ne lui attribuait pas moins d’une dizaine de maîtresses à travers le pays, de toutes les origines, de tous les horizons religieux, de toutes les couleurs, de toutes les allures et qu’avec chacune d’elles il avait une progéniture. Le jour, il était rabbin commentant la Torah ; la nuit, séducteur au nom de la Torah ; et il séduisait avec autant de charme qu’il prononçait ses homélies, s’oubliant avec ses maîtresses autant qu’en ses homélies, mettant dans ses déclarations d’amour toute la conviction qu’il mettait dans ses professions de foi. Ce n’était pas un simulateur, mais un génie et quand on acheva de découvrir ses grandes prouesses, on ne sut quelle plainte déposer contre lui. Le poursuivre pour plagiat ? – Tout l’art de l’essai consiste à déguiser ses emprunts, de l’homélie à taire ses sources, qu’elles soient authentiques ou truquées, du roman d’inventer des histoires. Le poursuivre pour abus romantique ? – Tout l’art du séducteur consiste à surenchérir sur les qualités des femmes courtisées. Le poursuivre pour polygamie ? – Il prenait soin de n’épouser aucune de ses maîtresses. Le poursuivre pour négligence parentale ? – Toutes ses maîtresses avaient souhaité un enfant de lui sans rien réclamer de lui. Le poursuivre pour faux et usage de faux ? – Il montrait une telle virtuosité qu’il méritait assurément le prix Nobel du plagiat. C’était mieux que Borges dont les récits tournaient courts et mieux que Jabès dont les commentaires se dérobaient derrière un paravent poétique et mieux que Derrida dont la dissémination se voilait sa texture homilétique. Il disséminait, l’heureux homme, il répandait sa salive et sa semence, à tort et à travers, sur du papier et sur du parchemin, sur le divan de son bureau et sur la couchette du pupitre de sa synagogue, il divaguait sur sa page FB et sur son écran tactile, sur le ciel et sur la terre, en vers et en prose, pour ne rien dire et pour tout dire, pour guérir les névroses, les psychoses et les traumatismes, pour prescrire des rites, des abstinences, des continences et des silences. C’était, autant le reconnaître, un virtuose de la dissémination et celle-ci ne passait-elle pas pour le premier et dernier cri d’une herméneutique rabbinique qui, dès le début, se situait à l’enchevêtrement entre veine liturgique et veine amoureuse prédisposant à l’étonnante créativité kabbalistique, de Rabbi Akiba à Rabbi Freud en passant par Moïse de Lèon, Ari le Saint, Nathan de Gaza et toute une galerie de kabbalistes.

Dans sa grande sagesse, Rabbi Malachie décida de s’accorder un petit exil personnel, démissionna de toutes ses fonctions et annonça qu’il briguerait un poste dans une grande communauté de Diaspora qui serait digne de lui, de sa prestance divine, de ses commentaires et de ses homélies ? On savait ces communautés encore plus crédules que celles de Jérusalem. La communauté marocaine, la très antique, vénérable et orgueuilleuse communauté du Maghreb occidental, terre d’asile et de refuge, patrie de maîtres illustres, ne venait-elle pas de se donner un Grand Rabbin, repris de justice, qui avait tant harcelé le gentil et honnête inspecteur qui l’avait adulé et avait enquêté sur ses mœurs qu’il l’avait poussé au suicide ? Il ne présentait d’autre mérite que d’être né à la croisée de deux lignées maraboutiques, d’avoir un teint blême de vinaigre, d’avoir la voix chevrotante et rétractile des grands humbles extérieurs et grands vaniteux intérieurs et de se prendre pour un tel génie qu’il n’avait pas même eu besoin d’être ordonné rabbin pour se poser en rabbin. Il avait connu son heure de gloire comme arbitre mediumesque dans les tractations entre les oligarques qui soutenaient ses œuvres avant qu’ils n’échouent, eux aussi, en prison. Malachie ne doutait qu’on se disputerait le magistère d’un maître de son envergure, de son esprit et de sa créativité. Il s’établirait non dans un lieu de déshérence rabbinique comme le Maroc mais dans un lieu de promesse. Il passa des années à briguer les meilleurs postes. Il s’adressa d’abord au Comité central du Parti communiste chinois qui avait ouvert les candidatures pour le poste de Grand Rabbin de Pékin. Puis il brigua les postes de Maître de Boston, de Buenos Aires, de Paris. Il se rabattit sur Séoul, Winnipeg, Honolulu. En définitive, il échoua dans le Centre de dépistage et de traitement du syndrome de Jérusalem où le Pr. Saul Strauss diagnostiqua une variété particulièrement pernicieuse de démence mixte, herméneutico-orgasmique…

Tableau : José Cruz Herrera (La Linea, 1890 - Casablanca, 1972)