The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE MOGADOR : LA REVANCHE DU VENT


Quand Mogador s’alarmait de la sorte on me bombardait de mails pour me demander de calmer l’océan, rétablir la concorde entre les oiseaux, déboucher les égouts, protéger ses pauvres gens contre un démon particulièrement pernicieux… composer un nouvel hymne à l’araucaria. Je passais pour le Bouderbala virtuel attitré de l’ancienne ville, on savait mes pouvoirs incantatoires et occultes, un petit post et le problème était réglé. On le lisait, se calmait, retrouvait ses esprits et reprenait son menu quotidien. Des croutons de pain imbibés d’huile d’olive accompagnés de thé vert à la menthe ; des sardines déshabillées sur le quai du port ; une soupe de pois chiches perlée de riz et aromatisée à l’huile d’argan. Les restaurants étaient si chers qu’on les laissait aux touristes friands de toute cette mangeaille qu’on récolte en raclant les fonds marins. Des moules, des seiches, des oursins, des araignées, des escargots, des calamars, des crabes, des crevettes, du homard, des huitres. On survivait tant bien que mal dans les coulisses de la belle vitrine festivalière, dans les arrière-casbahs, par les rues dépareillées et pénombrées de la medina et du mellah, les boutiques glauques de Chebânat, les quartiers périphériques qui sortaient la ville de la carapace de ses murailles pour lui donner l’expansion d’une pieuvre tranquille.
Cette fois-ci, on m’alertait sur les manigances d’un personnage qui menaçait d’éventer la magie de Mogador. Il n’était pas là pour du tourisme, il n’était pas du genre à prendre des vacances, il avait une longue carrière littéraire derrière lui, et les grands maniaques de l’écriture ne prennent pas de vacances. Ils écrivent sans discontinuer, à perte de vie, comme possédés par l’écriture, sur la vulgaire promesse d’une gloire qui ne leur attire que cette sotte dévotion que les lecteurs les plus crédules accordent aux bouilleurs de mots. Il se répandait dans les rues, en blouse blanche de médecin sur un seroual violet, une écharpe rouge autour du cou qui lui tombait aux genoux, pieds nus, annonçant aux peintres, aux musiciens et aux autres artistes qu’il ne se proposait rien moins que d’écrire un livre sur les possessions de la ville, ses incantations, ses insinuations, ses méditations, qui divulguerait au monde le secret de ses charmes.
Au début, on railla ses velléités littéraires – et encore un livre sur cette pauvre Essaouira qui ne se reconnaissait dans aucun tant c’était mal écrit ! Puis on découvrit qu’il se proposait d’établir un Institut universel d’exorcisme qui ferait d’Essaouira « La Mecque de l’ethno-thérapie alternative ». Là, les gens commencèrent à grimacer. On avait Dar Souiri, Bayt Dakira, un nombre indéterminé de zaouïas, nul ne savait combien de musées municipaux et privés, on craignait que son institut n’attire les exorcistes du monde entier et ne donne de mauvaises idées de congrès ou, pire, de festivals. Plus prosaïquement, on s’inquiétait pour la santé mentale de ce malheureux qui se posait en pionnier d’une nouvelle thérapie. Publiquement, il se défendait d’être psychiatre ou psychanalyste, anthropologue ou ethnologue, il était fondateur d’une nouvelle discipline pour laquelle il n’avait pas encore de nom. Il avait passé l’âge pour qu’on lui soupçonne de l’humour, on ne savait pas toujours comment interpréter ses propos, comme lorsqu’il se réclamait d’étrangers qui remontaient aux pyramides, à l’instar de l’araignée qui possède huit pattes, six yeux et tisse des toiles pour empaqueter ses proies ou du poulpe qui passe pour avoir neuf cerveaux, un dans la tête et un au bout de chaque tentacule. Il participait assurément de l’un et de l’autre et ce n'était pas pour calmer les craintes des Souiris qui ne comprenaient pas grand-chose à son charabia thérapeutique. On devinait vaguement qu’il voulait devenir le maâlem des maâlems, même si ce n’était pas un énergumène comme lui qui allait se mesurer aux démons de Mogador, encore moins rivaliser avec ses exorcistes patentés. Plus endurcis que lui avaient lamentablement échoué et fini dans les abîmes des sirènes. On ne voulait pas avoir son aliénation sur la conscience et l’on se demandait comment se débarrasser de lui avant qu’il ne se bouderbalise à son insu, troque son divan contre un grabat et se dégrade par les pistes sur lesquelles il se perdrait et les cimetières où il échouerait.
Ce n’était pas, autant le reconnaître, n’importe qui. Il passait pour le Grand-Maître de la loge Horla de Saint-Germain-des-Près. En publiant un livre tous les six mois, il avait pris possession de tant de lecteurs, ensorcelés par le verbe et l’écrit, que les maisons d’édition se le disputaient. Il les racolait parmi les millions de victimes du divan qui s’étaient ruinés à enrichir les lacaniens qui sévissent dans le quartier. J’avais lu trois ou quatre de ses ouvrages, de cette littérature étrange qui parce qu’elle ne sait pas de quoi traiter se percluse à cultiver sa manie d’écrire pour écrire. Du temps où je fréquentais ses séminaires, il s’accoutrait en petit levantin, sanglé dans des costumes à carreaux trois à quatre pièces, se cravatait de nœuds de papillon alexandrins, chaussait des mocassins vernis aux couleurs libanaises. Il avait tant roulé sa bosse thérapeutique et s’était tant délavé au champagne qu’il n’était plus d’aucune compagnie particulière sinon de celle des parvenus, originaires tour à tour de Carthage, du Caire, de Trieste, de Paris. On racontait qu’il avait abattu quatre ou cinq thèses du temps où l’on se parait de doctorats de Saint-Denis comme d’armoiries intellectuelles.
Mes correspondants n’épargnaient rien, même lorsqu’ils avaient un pied dans la tombe, pour dissuader toute tentative de désenvoûter la ville. En dévoilant ses secrets démoniques, l’étranger risquait d’entraver le libre manège des démons et de ruiner les vocations poétiques et artistiques qu’ils aiguillonnaient. Mogador ne serait plus cette psychédélie naturelle où il n'était besoin ni de drogues ni de boissons pour tituber de bonheur, orchestrer le ballet des goélands en maniant des fils invisibles, se réveiller chaque jour avec un chant nouveau pour saluer l’océan et consoler les pêcheurs qui étaient rentrés bredouilles. Je le voyais mal plastronner, je l’avoue, sur des démons que moi-même peinais à distinguer tant j’étais possédé par eux. Pour m’avoir permis de nourrir d’heureuses illusions par les pistes accidentées de ce satané monde et de prétendre à une place dans le cimetière marin qui borde l’océan, je leur devais l’insigne service de les protéger contre les noires manigances de la pulpeuse araignée.
Mes lecteurs s’inquiétaient peut-être pour un rien, Essaouira était connue pour ses vaines alarmes, je n’en partageais pas moins leurs craintes concernant son institut. Je leur devais une réponse circonstanciée, une politesse de chibani à des chibanis, même si mes informateurs parisiens susurraient que le douteux personnage était meilleur écrivain que thérapeute. Il avait gagné sa renommée de guérisseur sans avoir soulagé de ses misères une autre personne que lui-même. C’était un petit clown doublé d’un ethnologue d’occasion qui partout où il sévissait s’aliénait les maîtres locaux, qu’il parlât de sa vie, de son œuvre ou de ses exorcismes. Il émettait des diagnostics à l’emporte-pièce, résolvait des problèmes que personne ne se posait, traitait ses patients pour des maux qu’ils ne se soupçonnaient pas. Venait-on le consulter pour un mal d’amour, on sortait avec l’adresse d’un cardiologue ; pour un problème d’érection, on s’engageait à ne porter que des chaussures dont les semelles ne seraient ni en cuir, qui conservait les beuglements des vaches, ni en caoutchouc, qui provenaient des larmes des arbres. Sur le tard, alors que les médias plombaient le ciel parisien de leurs écrans, il s’était mis à traiter sous les caméras des célébrités triées sur le volet. Celles-ci étaient si pleines d’elles-mêmes qu’elles ne l’autorisaient qu’à débrouiller leurs généalogies avec leurs noms. Souvent elles sonnaient aussi creuses que lui et l’on obtenait un tandem de grandes vanités. Ses traits s’étaient d’ailleurs chargés de cette prétention made in Saint-Germain-des-Prés que lui valait son succès littéraire attesté par les bistrots intellectuels qui se livrent au culte du papier davantage que de l’esprit. Il se gardait bien sûr de médire de Freud et de Lacan, même s’il les considérait comme des charlatans bas de gamme, possédés par leurs thèses davantage que libérés par elles, agents d’une possession collective qui s’était emparée de l’Europe confessionnelle et de ses loges à Buenos Aires, Lisbonne et Montréal. Plus il vieillissait et plus il rapetissait, plus il rapetissait et plus il faisait le gamin, il retombait en enfance et personne ne s’enhardissait à lui dire qu’il devenait sénile.
Les chibanis se désolaient du comportement de ses patients qui commençaient à s’incruster dans la cité. Plutôt que de se mettre aux mœurs de Mogador, au diapason de ses marées, de s’insinuer dans ses litanies, ils trainaient leur chahut avec eux. Ils se saluaient à grands cris, avaient des menus étranges, faisaient un boucan de Cannes alors que Mogador avait conçu l’astuce d’être en festival permanent pour retenir les chaînes d’hôtel qui réclamaient un minimum de nuitées et ne pas s’émouvoir d’un quelconque festival annuel. Ils n’achetaient ni objets d’artisanat ni croûtes locales, c’étaient des habitués des grandes salles de vente. Ils n’avaient pas même des espèces dans la poche pour soulager les mendiants qui, bravant la police touristique, persistaient à mendier la grâce de Dieu. Sitôt que le vent se levait ils se déchaînaient comme des aliénés. Ils hurlaient, scandaient leurs hymnes, vouaient Freud et Lacan aux gémonies, célébraient leur maître. Comme celui-ci procédait également au sacrifice du coq noir, pour mieux verser son tribut à l’exorcisme local, et qu’il en abattait des dizaines par jour, son prix battait tous les records. On racontait qu’il prélevait la crète, la vitrifiait et la glissait, avec l’amulette qu’il rédigeait en signes kabbalistiques, dans un médaillon qui servait d’amadoue-vent. Ses pratiques privaient les pauvres possédés de la ville de coq et les muqquamats traditionnels s’accommodaient tant bien que mal de poules, dont le sacrifice ne présentait aucune vertu propitiatoire, et l’on envisageait stoïquement, sacrilège des sacrilèges, misère des misères, de faire des essais avec les goélands. Dans ce manège, le principal problème concernait le jeune et pétulant maire qui, flatté de voir sa ville accueillir toute une lie de l’humanité qui se prenait pour son gratin, s’était laissé prendre dans le tournis mondain et n’arrêtait pas de se présenter à l’aéroport pour accueillir les célébrités, tant et si bien qu’il n’était plus à son bureau. Or il avait élu pour la voirie et non pour frayer avec les vedettes du cinéma, du théâtre ou, pire, les membres des Académies d’on ne savait jamais quoi.
Les mails ne cessaient d’arriver porteurs de nouvelles de plus en plus pathétiques. L’intrus ne se proposait rien moins que de se concilier le vent, considéré par les rares habitués de ces chroniques comme le bouillon de culture des démons, seul autorisé à le sacrer maâlem suprême de la ville. Il avait installé son institut dans un Ryad qu’il louait à l’année dans le couloir où le vent se déclarait pour acquérir l’accélération nécessaire à l’accomplissement de ses tâches. Aérer la ville de ses relents. Gratter les plaques qui ne cessaient de se déclarer sur les murailles. Exciter les palmiers et livrer sa cour aux araucarias. Inspirer les poètes qui perpétuaient la poétique intime de la ville derrière la publicité des agents immobiliers et des voyagistes. Chasser enfin les touristes atteints du syndrome de Mogador qui les arrimait aux scalas. On appréciait par ailleurs ses accalmies autant que ses déchaînements. Sitôt qu’il se calmait, entre deux saisons ou deux festivals, la ville entrait dans une phase paradisiaque euphorique qui rassérénait les vagues, les oiseaux et les possédés chroniques. Or c’était ce service et cette clémence du vent que l’intrus menaçait en se posant en girouette suprême.
Ce n’était pas un vulgaire intellectuel, on ne pouvait se contenter du traitement que l’on réservait à ces énergumènes. Il était assez averti pour ne pas succomber aux sorts qu’on répandrait sur son passage dans les rues. Il n’avait plus l’âge de succomber aux charmes de la Qandisha. Le recours au coquillage magique qui poussait ses victimes au large d’où ils ne revenaient plus était interdit par la loi et le légendaire coquillage sous scellés dans une zaouia condamnée. Son expérience comme exorciste était si riche qu’elle lui assurait de résister aux démons guinéens qui habitaient la ville. Je n’avais d’autre conseil à donner que de tenir une lila œcuménique réunissant les Gnaouas, les Hmadchas, les Aissaouas. Cela ne s’était pas produit depuis le soulèvement contre le Protectorat, sous la pression de l’Istiklal qui menaça de sortir les confréries hors la loi s’ils ne se mobilisaient pas dans la lutte pour l’indépendance – et les historiens assurent que c’est leur action conjointe qui désenvoûta la France et la força à vider les lieux. Or la situation n’était pas moins grave puisqu’il en allait de la survie de Mogador. Sans ses démons, elle succomberait à la menace de voir l’océan la submerger de tous côtés. Ce fut ainsi qu’un vendredi, peu avant la prière, les confréries se réunirent sur la place de l’Horloge d’où partait le couloir, invoquèrent le vent ensemble, l’incitant à se charger lui-même de sa protection contre les médisances, les calomnies et les souillures, sacrifièrent un taureau qu’ils débitèrent en morceaux aussitôt déposés au seuil des zaouias dont ils entreprirent la tournée.
Un mois plus tard, l’étranger annonçait qu’il étendait ses activités à un deuxième Ryad dans le couloir du vent pour répondre à une demande grandissante et donna les dates du congrès de thérapie alternative qu’il entendait organiser avec la participation des plus prestigieux charlatans au monde. Mogador redouta de se voir rangée aux côtés d’Alexandrie, Beyrouth, Porto-Novo et Paris ; elle était moins levantine, brouillonne, guindée – plus araucarienne. Le conseil des maâlem me demandait instamment d’organiser une cérémonie kabbalistique de pulsa de nura qui présenterait l’insigne mérite de les débarrasser de ce bâtard-de-Mimoun – car il en était. Quand les maâlem étaient contrariés, ils ne pesaient pas leurs mots. L’intrus menaçant leurs pouvoirs, leurs séances, leur gagne-pain, ils en étaient réduits à s’en remettre à un kabbaliste de pacotille pour les débarrasser de cette araignée qui se déguisait en ethnologue, en universitaire, en homme de lettres pour s’assurer les rennes du vent et régner sur le marché du coq noir. Mogador ne se prêtera pas à la littérature du premier écrivassier émoulu de Saint-Germain-des-Près qui ne brandissait d’autre trophée que son accablante bibliographie.
Je me suis donc résigné à renouer avec mes collègues kabbalistes et les ai convoqués à une séance de pulsa de nura dans le cimetière de Safed par une nuit de pleine lune pour décocher nos cuisantes étincelles contre le malotru, fils de Y, violeur du code sacro-saint de magie kabbalistique, artisan de miracles thérapeutiques non homologués par le rabbinat bicéphale ashkénaze-séfarade, de même que par le Collège international des chercheurs ès kabbale. Nous nous sommes enduits de cire bleue recueillie sur les tombeaux des maîtres kabbalistes, nous avons plongé dans le bain rituel situé à l’entrée du cimetière, et revêtus de tuniques blanches immaculées nous avons gagné le parc de la Pomme où, armés de bougies noires et de cornes de bélier, nous avons ameuté les anges de la destruction et prononcé nos malédictions secrètes, invoquant les maîtres les plus redoutables de la sainte et sourde nation. Cette même nuit, parole de kabbaliste émérite, une tornade prit dans le poulailler où l’intrus entassait ses coqs, vrilla dans le Ryad pendant toute la nuit, et le lendemain, ne trouvant la dépouille de l’intrus ni sous les décombres ni au cimetière marin, on décréta que le sage et divin homme avait connu le sort du vent. Ce phénomène, rare dans la Bible qui ne mentionne la montée au ciel que du seul prophète Elie, est somme toute courant à Mogador. C’est presque toutes les nuits que des gens, qu’ils soient normaux ou surnormaux, crétins ou génies, chômeurs ou artistes, Souiris de souche ou Souiris d’envoûtement, neurasthéniques ou Bouderbalas, se volatilisent sans que l’on ne sache ce qu’ils sont devenus. C’est qu’on soupçonne le vent de prendre de justes revanches contre ceux qui prétendent le chevaucher pour maîtriser ses démons…
Photo : Abdelkader Bentajer