CHRONIQUE DE MOGADOR : LE CAMARADE ISAAC

25 Apr 2018 CHRONIQUE DE MOGADOR : LE CAMARADE ISAAC
Posted by Author Ami Bouganim
Pendant près de 20 ans, de 1956 à 1979, le kibboutz Ramat Ha-Kovech au centre d’Israël assista à l’étrange ballet de personnages plus guindés les uns que les autres qui détonnaient dans ces décors. Ils portaient tous costume, la pochette se mariant avec la cravate, ne se départant pas de leur élégance même par des chaleurs intensives, alors que tout autour on était en bleu de travail. Ils présentaient deux ou trois scolioses : une scoliose du dos provoquée par la légendaire marche courbée pour marcher contre le vent ; une scoliose de l’épaule provoquée par le poids des cartables de l’Alliance ; une scoliose du cou que les Mogadoriens avaient pour habitude de poser contre la main pour piquer une sieste. Leur politesse perturbait les mœurs ambiantes : ils n’ouvraient pas une porte sans la refermer derrière eux, ne s’engageaient pas sur une allée sans s’assurer qu’elle était vide, ne croisaient pas une femme sans soulever leur chapeau, un homme sans porter le doigt à son bord et un chien sans le caresser. Ils parlaient si bas, chuchotant, qu’on ne prenait plus la peine de saisir ce qu’ils disaient. On ne savait rien d’eux sinon qu’ils étaient les hôtes du camarade Isaac et qu’on désespérait de comprendre ce dernier. Ses propositions, ses protestations, ses récriminations, surtout quand en assemblée générale, il ouvrait son intervention par la rituelle : « Chez nous, à Mogador… »
 
Les propositions, motions, amendements du camarade Isaac tranchaient tant avec la ligne du parti et les principes sacro-saints du collectivisme mutualiste (?!) qu’on ne cherchait pas à savoir où se situait sa légendaire Mogador. Bien sûr, il était plus cultivé, civilisé et commode que le commun des Marocains, il n’en était pas moins emporté. Pour être originaire de cette contrée, il ne pouvait qu’être attardé en ceci ou en cela, malgré les nombreuses citations tirées des classiques français qu’il prenait soin de traduire dans un hébreu châtié, sa maîtrise des sources du sionisme, son insertion exemplaire dans la communauté kibboutzique. On conclut que Mogador était aux Marocains ce que Chelm, « le royaume de la sottise », l’était aux Polonais et l’on réprimait ses sourires sitôt qu’il prenait la parole, désertait l’assemblée sitôt qu’il partait dans une plaidoirie ou un réquisitoire et ne considérait ses hôtes que comme des fantômes sortis d’une ville hantée.
 
Les visiteurs étaient d’anciens compagnons d’Isaac Knafo (1910-1979) du temps où ils découvraient les charmes de Paris et ses théâtres parallèlement à leur Pédagogie pour devenir instituteurs de l’Alliance Israélite Universelle, servaient de correspondants, souvent bénévoles, de toutes sortes de journaux pour l’insigne honneur de se déclarer journalistes… ou battaient toutes les cartes du monde au Cercle de l’Alliance qui leur servait de Cercle des débats, d’atelier des arts, de salon de dégustation et… d’antichambre de la Synagogue. C’étaient presque tous des Mogadoriens, membres du Club anglais, manieurs de boules françaises, membres de la cellule sioniste de Mogador, protectoratistes de tête et istiklalistes de cœur… soupirants éternels. Ils venaient de leur surexils au Canada, en France, en Espagne ou à Gibraltar, redispersés dans la dispersion, ne s’étant pas décidés pour Israël pour ne pas connaître l’humiliation d’être rétrogradés au rang de vulgaires « sous-prolétaires » alors qu’ils descendaient des lignées les plus nobles du Maroc ou pour ne pas éventer le rêve d’une Terre promise qu’ils avaient dans le cœur et qu’ils cultivaient d’une liturgie bimillénaire. Ils venaient prendre des nouvelles de leur maître.
 
Pendant plus de vingt ans Isaac Knafo mena au Maroc une vie d’intellectuel se doublant d’un fin dégustateur et d’un somptueux détrousseur. Il est tour à tour et parallèlement enseignant, journaliste, animateur de jeunes. Il rimaille ; il tripaille ; il ripaille. Il pèche de tout. Bien sûr, tous les poissons revêtus d’écailles dans la rade d’Essaouira ; des rimes dont il tente de sceller, sous l’ascendant de Baudelaire, ses sonnets ; des saveurs qu’il n’a de cesse qu’il ne communique à ses compagnons de table. C’est un bon vivant, porté au tabac et à l’alcool, aux arts et aux lettres. C’est un battant – on ne sait contre quels mauvais vents ; c’est un valeureux – on ne sait toujours pas dans quels combats. Il aurait souhaité éditer ses textes, il ne dispose pas de « moyens matériels autant que spirituels ». Il aura le destin d’un auteur dont on méconnaît le génie, désespérant des éditeurs : « L’édition coûte horriblement cher, et à frais d’auteur encore plus. Et les éditeurs ignorent mon existence… » C’est un adolescent des années folles à Paris dont il conservera le grain de folie dans sa création poétique :
« Ma façon de me défouler
C’est d’écrire un libertinage
Et quand ça tourne au badinage
C’est simplement pour rigoler. »
 
En septembre-octobre 1939, il publie une petite plaquette qui porte comme titre Les Hitlériques. En 1942, les lois de Vichy incitent les autorités communautaires à redoubler de vigilance. Elles demandent à Knafo de détruire la plaquette. Il passe de maison en maison pour récupérer les exemplaires vendus et brûle le tout. Le texte disparaît pendant cinquante ans et ce n’est qu’en 1995 que l’on redécouvre un exemplaire. Knafo donne libre cours au dégoût et à l’aversion que lui inspire Hitler, « bouffon démentiel » et « dégénéré » :
« Il exhale en abois une rancune immonde
Pour propager la haine aux quatre coins du monde. »
Knafo dénonce les accords politiques qui pavaient la voie à la montée de Hitler, fustige les SA (« Sordides Assassins », « Sinistres Arlequins »), instigateurs de l’enfer concentrationnaire dont il reconstitue l’ambiance :
« La nuit, ce n’est pour eux qu’un cauchemar total,
Qu’un rêve entrecoupé de visions horribles.
Et le sort leur réserve un sort des plus terribles
Réglé par un sadique ingénieux et brutal. »
 
En 1956, alliant le geste à la parole Knafo gagna Israël où il s’installa, pauvre Marocain parmi des slaves, au kibboutz, lui, le petit-fils de Rabbi Joseph Knafo, probablement le lettré rabbinique le plus intéressant de la ville portuaire, auteur d’une trentaine de traités, et fils de rabbi David Knafo, grand rabbin de la ville pendant des décennies, un modèle d’ouverture et de tolérance. Eût-il dévoilé son lignage rabbinique, il aurait été victime d’une purge suscitée spécialement pour se débarrasser de lui. Dans un de ses poèmes, il justifie le choix du kibboutz en ces termes :
« Je fis choix du kibboutz, peut-être peu commode ;
Mais à mes yeux c’était le seul lieu saint où réside
L’Idéal qui peut encore assouvir l’âme avide. »
 
Le camarade Isaac s’inséra activement dans la communauté kibboutzique et comme l’on pratiquait alors le roulement des tâches, il vérifiait sur le panneau d’affichage à l’entrée de la salle à manger collective à quelle branche – le kibboutz avait des étables, des poulaillers, des vergers, une boulangerie… – il avait été muté. Comme il s’intéressait au dessin et qu’il suivit une formation pour l’enseigner, il donnait volontiers des cours dans les écoles de la région. Nul ne soupçonnait que derrière le quinquagénaire plutôt rangé et volontaire se cachait le plus bouillonnant intellectuel que Mogador ait compté dans ses rangs dans des années 30 aux années 50. Il n’était pas un art qui ne le tentât, du théâtre à la peinture, un genre littéraire auquel il n’exerçât sa plume, de la poésie au journalisme, un mets qu’il ne boudât, des tripes à la cervelle.
 
Ce n’est qu’en 1961, me semble-t-il, que lui aussi se mit à protester contre la condition faite par les autorités israéliennes à ses compatriotes originaires du Maroc. Une embarcation avec à son bord 48 jeunes gens qui quittaient clandestinement le Maroc pour gagner Israël coula et tous ses passagers périrent. Knafo s’indigna contre l’absence de toute émotion dans les médias et au sein de l’opinion publique. Il dit son indignation et sa colère contre l’indifférence des autorités dans un long texte. Il se départait de son long silence pour dire sa douleur :
« J’ai respecté la consigne des militants rentrés dans les rangs. Je me suis tu. Aujourd’hui mon cœur est trop lourd pour que j’en supporte seul le poids. Je dois l’épancher, je dois parler. Pour moi, pour soulager ma conscience, pour les autres, pour ceux que la mort, la crainte ou la contrainte a fait taire. Pour les 48. Et pour les victimes à venir ; les victimes probables et les victimes possibles… »
Il n’allait plus cesser d’écrire aux autorités pour dénoncer toutes sortes d’abus dans une politique de ségrégation anti-maghrébine indigne de l’idéal qui l’avait arraché au Maroc qu’il aimait pourtant passionnément pour l’atteler à une œuvre de régénération qui lui intimait le devoir de se mobiliser.
 
Les hôtes ne passaient que la journée ou la soirée dans la mansarde du camarade Isaac et seuls les plus valeureux l’accompagnaient aux champs pour découvrir que leurs mains d’artistes étaient trop vieilles et délicates pour manier la pioche et la bêche. Les moments les plus délicieux étaient encore ceux qu’ils consacraient à ressusciter Mogador qui hantait leurs souvenirs :
« Mogador dont les pans blanchis comme à la gouache
S’étirent languissants entre l’azur du ciel
Et le bleu de la mer aux moirures changeantes
Sur un plateau de sable nuancé d’ocre. »
 
On savait de par le monde que les principes sacro-saints du collectivisme mutualiste n’allouaient qu’un très maigre budget personnel aux membres du kibboutz et que l’on devait venir avec sa bouteille de scotch, de porto ou de whisky, de même que sa réserve de pois-chiches grillés, de graines de citrouille et de sauterelles. Knafo avait fait le choix du kibboutz « pour y mener une vie dépouillée de toute ambition, une vie de travail et de création ».
 
Photos : Collection Estelle Bohbot.