CHRONIQUE DE PHILISTIE : SOIXANTE-QUINZE

20 Sep 2023 CHRONIQUE DE PHILISTIE : SOIXANTE-QUINZE
Posted by Author Ami Bouganim

Soixante-quinze ans plus tard, on me serait attendu à plus de stabilité et de dignité. Plus de lucidité politique aussi. Des institutions plus solides, des politiciens plus intègres, des universités plus ingénieuses… des rabbins plus éclairés. Une société plus égalitaire et apaisée. Or les tensions, les litiges et les clivages intérieurs atteignent de tels degrés d’exacerbation qu’ils menacent de dégénérer en guerre civile et de ruiner la démocratie qui avait permis une certaine cohésion civile entre les morceaux épars d’un peuple décimé, symboliquement autant que physiquement, et de se mobiliser contre les menaces extérieures. Elle avait également rendu possible un modèle de coexistence judéo-arabe somme toute intéressant, accordant aux Arabes l’égalité des droits et des libertés, du moins dans les lignes vertes qui avaient prévalu comme frontières jusqu’en juin 1967, avant que les Israéliens n’annexent Jérusalem Est – ne prétendent l’avoir annexée –, la Judée et la Samarie – dont ils ne posséderaient que les toits de tuiles auxquels ils accèdent par des contours qui trahissent contorsions et dévoiements coloniaux –, la bande de Gaza – qu’ils ont barricadée et le plateau du Golan toujours aux mains des Druzes, de même que le désert du Sinaï restitué depuis à l’Egypte contre un accord de paix. Tout cela grâce à un rare équilibre entre les institutions parlementaires, judiciaires et exécutives qui se sont mises en place progressivement sans bousculer les sensibilités religieuses, nationales et ethniques. Grâce encore à un statu quo entre la Synagogue et l’Etat qui permettait aux populations dites « religieuses » et aux populations dites « laïques » de s’accommoder d’un double régime civil-religieux qui accordait tout le monde même s’il ne faisait que des mécontents. Grâce enfin à l’une des dernières armées populaires au monde qui attirait les meilleurs et avait l’intelligence de retenir et de promouvoir les plus habiles et dévoués. Or tout cela serait à la veille de voler en éclats et ce n’est pas parce que les Arabes veulent la destruction d’Israël, que l’antisémitisme se focalise sur Israël ou que la polarisation menacerait d’écarteler la classe politique. Jamais les Arabes ne se sont autant accommodés de l’existence d’Israël, malgré leurs protestations contre le statut et la condition des Palestiniens, jamais la distinction entre gauche et droite n’avait été aussi obsolète et dérisoire. Israël risque de succomber aux contradictions théologico-politiques inhérentes au sionisme qui se révèle un paradoxal messianisme de jour en jour plus brouillon et véhément. Ce n’est pas qu’il soit illégitime, pour une raison quelconque, mais parce qu’il tente de concilier l’inconciliable. Conservateur d’un côté, en l’occurrence d’un judaïsme conçu en exil et pour lui ; innovateur de l’autre, préconisant une renaissance hébraïque centrée sur la recherche et la création dans un esprit d’ouverture et d’innovation. De-ci, théocratique ; de-là, antinomique, voire libertaire. Une volonté d’insertion dans le concert des nations le disputant à une volonté de se démarquer d’elles. La liquidation de l’exil et le rassemblement des exilés ; la nostalgie pour les mœurs de l’exil et le regain de fascination pour lui. Surtout, une insoutenable vanité nationale (corrélat de l’élection divine ? du miracle israélien ?) qui serait, du coup, le lot de tous les secteurs de la population juive.

Or nous assistons à de premiers signes de déliquescence théologico-politique. Les derniers témoins de la Shoah sont en train de disparaître et l’on s’interroge sur l’empreinte que celle-ci laissera dans la mémoire des hommes et en particulier la mémoire collective juive. De même, les derniers témoins de la création d’Israël sont en train de disparaître et l’on perd, plus sûrement que pour la Shoah, le souvenir des circonstances de sa naissance et de sa vocation. On ne sait presque plus ce que préconise la Déclaration de l’Indépendance qui a tenu lieu pendant des décennies de brouillon et de mirage constitutionnels qu’un malheureux avocat – du gouvernement en place – vient de mettre à mal en la rétrogradant au rang d’un torchon. Soixante-quinze ans serait l’âge où les petits-enfants sont invités/sommés de prendre les rênes de la destinée d’Israël. Or l’on se demande s'ils veulent encore s'inscrire dans une odyssée qui est en train de battre de l’aile, rester sur les lieux et poursuivre l'œuvre pionnière ou emménager ailleurs. Je ne sais pas ce que sera Israël dans vingt-cinq ans et malin serait celui qui se risquerait à un pronostic sans se ridiculiser. Serait-ce une démocratie libérale respectueuse de la liberté de culte ? Serait-ce une théocratie halakhique où les rabbins seraient investis de l’autorité de surveillants dans tous les domaines, de la cashrout au respect du shabbat, des programmes scolaires aux émissions de télévision ? Serait-ce une bande côtière qui se poserait en un vaste chantier d’expérimentations qui collaborerait avec un Etat palestinien en Judée, en Samarie et dans la bande de Gaza ? Serait-ce cette entité, de plus en plus dense et monstrueuse, qui s’achemine d’année en année vers un régime d’apartheid à l’encontre des Palestiniens dans les territoires occupés ? Derrière la crise « constitutionnelle » qui secoue Israël agissent de pernicieux ressorts théologico-politiques. Ce n’est pas seulement un heurt entre libéraux et conservateurs ni du reste entre religieux et laïcs mais entre démocrates, partisans d’une société ouverte et pluraliste, et entre théocrates qui ne s’entendraient qu’à l’instauration d’un régime halakhique-rabbinique. Or la halakha, conçue et élaborée en diaspora pour une paradoxale théocratie directe sous le Joug des Nations n’est pas compatible avec une souveraineté démocratique et libérale et encore moins avec une souveraineté limitée par des considérations géopolitiques auxquelles les milieux colonialistes se montrent, dans leur ébriété messianique, insensibles.

Soixante-quinze ans plus tard, la mondialisation est en train de brouiller les cartes politiques internationales. Malgré les régressions nationalistes, populistes, souverainistes, religieuses, politiques… tribales. En Occident, les nationalités se mêlent davantage qu'elles ne se démarquent les unes des autres. La science, ses robots, ses communications, ses combinaisons génétiques, ses intelligences algorithmiques et ses manigances médiatico-politiques gagnent la planète. Les marchés ne cessent de s'étendre, autorisant le commerce des organes humains, les échanges transgéniques et les transactions les plus hybrides, achevant de faire de l'être humain un consommateur ou un rebut. L'économie aiguille désormais la politique, portant atteinte aux pouvoirs des institutions étatiques en faveur des agences de notation, des établissements financiers, des réseaux médiatiques et des conglomérats industriels, de même que des associations philanthropiques internationales. Surtout, on est en train d'assister à un retour troublant de Dieu sur la scène publique, brouillant à nouveau les frontières entre les sphères publique et privée, nous obligeant à forger de nouvelles catégories théologico-politiques pour comprendre – et peut-être réguler – les troubles domestiques dans des Etats se voulant laïcs et les turbulences géopolitiques dans un monde possédé par l’on sait quels dieux ou quels démons.

Israël dissone dans le concert des nations, il n'en est pas moins au cœur de la mondialisation. Il se veut à la fois national et cosmopolite, juif et démocratique, oriental et occidental. Terre d'asile et terre d'expulsion, d'entente et de litige, de paix et de guerre, de révélation et d’innovation. On est excédé par son irréductibilité autant que par sa vigilance ; on ne comprend pas comment il ne succombe pas à ses contradictions, ses clivages, ses prétentions. Ceux parmi les musulmans qui ne s'entendent qu'à une nation musulmane, ceux parmi les chrétiens qui persistent à se scandaliser de l'entêtement et de l’aveuglement d'Israël, ceux parmi les païens et les néopaïens en quête de nouveaux dieux. Israël est venu trop tôt ou trop tard. Il vit à part, normal et anormal, plus ou moins que les autres Etats. Il dérange, il perturbe, il fascine. Il mettrait une note si dissonante dans le concert des nations qu'on serait tenté de l'incriminer des désarrois de l'humanité débordée par sa démographie, prise de nausées climatiques, et de penser que sans lui la paix régnerait de nouveau dans le monde, l'entente modérerait les passions religieuses, l'harmonie serait universelle. Or malgré sa précarité civile, sa vulnérabilité politique, son vertige théologique, Israël est un des rares pays à trouver ses aises dans la mondialisation. Peut-être des réminiscences diasporiques, peut-être des velléités diasporiques. Ses élites intellectuelles la poussent dans ses retranchements, elles ne cèdent à aucun dogmatisme, elles la pratiquent sans retenue. La mondialisation représente pour elles un défi à relever davantage qu’une menace. Israël serait tout désigné pour servir de station d'aiguillage des religions, des sciences, des philosophies, des arts, des intelligences. C'est d'ores et déjà un pays binational pluricommunautaire – malgré les protestations de cercles intégristes juifs autant que musulmans et l’irritante insistance de ses régents à le poser en Etat juif, Etat des Juifs, Etat du peuple juif, etc. L'hébreu est langue officielle, l'arabe aussi. Les Juifs ont leurs synagogues, les chrétiens leurs églises et les musulmans leurs mosquées. Ce n'est pas « Altneuland » de Herzl, son visionnaire, c'est en voie de le devenir – d'aucuns, parmi les plus ségrégationnistes, qui auront détourné et perverti la révolution sioniste, diraient en mauvaise voie de le devenir. Sinon, ce sera le démantèlement multi-national, muti-religieux, multi-ethnique. La question de l’avenir d'Israël dépend, dans une large mesure, de la convergence entre Jérusalem et Tel-Aviv, entre l'engourdissement judaïque de l'une et la pétulance cosmopolite de l'autre, entre les lanières de cuir qui sanglent l'une et le châle bleu de mer qui borde l'autre.

Israël aura pratiqué jusque-là une politique de la survie – survival – alors qu'on attendait d'elle un interventionnisme plus avisé, sophistiqué et audacieux. Or la survie, de même que l'intense résistance qu'elle requiert, ne peut tenir lieu à elle seule de politique sur plus de deux ou trois générations, en diaspora comme en Israël. Il est nécessaire d'articuler un projet théologico-politique cohérent et viable et de créer les conditions – principalement politiques – à sa réalisation. Sans cela, chacun se donnera sa vigne et son cocotier en des lieux plus exotiques et plus sûrs. Ses ghettos aussi à l’instar des Habad, partisans du Messie mort des Loubavitch dont certains attendent la résurrection. Les uns s’assimileront ; les autres entament d’ores et déjà une nouvelle phase dans la diasporisation post-sioniste du judaïsme. Substituant le Juif mondialiste au Juif diasporique. Pour le meilleur et pour le pire.

Déjà soixante-quinze ans, seulement soixante-quinze ans, à peine soixante-quinze ans, un peu plus de soixante-quinze ans. Chez l'homme, c'est l'âge où la colère se dilue dans la sérénité ou tourne à l'amertume. On mesure le chemin parcouru et indique aux jeunes générations le chemin à prendre. On s’en remet à elles pour perpétuer l’œuvre des pionniers et réaliser de nouveaux rêves, nouer de nouvelles romances, poursuivre le désir de… vivre. On déclare : « Je vous lègue un Etat qui s'est bâti, sans s'en douter et sans se l'avouer, en monument de la Shoah. Soixante-quinze ans plus tard, c'est un laboratoire du judaïsme qui doit se mesurer aux questions les plus cruciales qui se posent à l'humanité, de l'entente inter-religieuse à l’élaboration d’une bioéthique se mesurant aux multiples défis que représentent les perturbations écologiques, les dégénérescences dans le sillage de l’allongement de vie, la protection sécuritaire contre les terrorismes de tous poils. Il n'a pas liquidé l'exil, ni dans les esprits ni dans les textes, et celui-ci guette toujours. Nous l’avons provisoirement remisé, nous ne l'avons pas liquidé comme possibilité théologico-politique. A vous de voir… »