DANS LE SILLAGE DE TCHOUANG-TSEU : L’INDISTINCTION PRIMORDIALE

29 Nov 2017 DANS LE SILLAGE DE TCHOUANG-TSEU : L’INDISTINCTION PRIMORDIALE
Posted by Author Ami Bouganim

Dans la philosophie chinoise, le Tao titre ce qu'on ne saurait désigner. Il pointe ce que (qui, quoi), innommable, dénué de désir, imperturbable, déploie l'univers, l'origine où se noue et se dénoue l'art du Tout. Ce serait son pouls, invisible, inaudible et impalpable, sans que rien ne s'en ressente. Le Tao est « l'aïeul des dieux », au-dessus d’eux. C’est le Grand Inconscient cosmique plutôt que la Grande Conscience cosmique. On ne le connaît pas ; on ne le nomme pas. Comme on ne le comprend pas vraiment – ne le comprendrait jamais – le Tao se prête à l'interprétation de chacun. Lao (vieux)-tseu (enfant) (il serait resté 76 à 81 ans dans le ventre de sa mère dont il sortit la tête blanche) ouvre son Tao-tö king par ce poème :

Le Tao qu'on saurait exprimer

n'est pas le Tao de toujours.

Le nom qu'on saurait nommer

N'est pas le nom de toujours.

Le sans-nom : l'origine du ciel et de la terre.

L'ayant-nom : la mère de tous les êtres.

Ainsi c'est par le néant permanent

Que nous voulons contempler son secret,

C'est par l'être permanent

Que nous voulons contempler son accès.

Ces deux issues d'un même fond

Ne se différencient que par leurs noms.

Ce même fond s'appelle obscurité.

Obscurcir cette obscurité,

Voilà la porte de toutes les subtilités (Lao-Tseu, Tao-tö king, I, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Gallimard, 1980, p. 3).

On n’est ni dans l’histoire ni dans la nature ; ni dans la cosmogonie ni dans la cosmologie ; ni au ciel ni sur terre ; ni en l'homme ni hors de lui – peut-être dans la réincarnation cosmique permanente concernant l’herbe et la poussière autant que l’être humain. De l'intérieur, le Tao se dérobe à toute détermination ; de l’extérieur, l’intelligence échoue à le saisir. Somme toute limitée, l’intelligence ne soupçonne pas même ce qu'elle ne sait pas et qui est de loin plus étendu que ce qu'elle sait. Procédant par distinctions, elle perturbe l'indistinction primordiale, analogue à l'état d'inconscience du nouveau-né. Elle ne sait qui, que ou quoi interroger. Elle s'enquiert de la nature du Tao auprès de l'Enoncé Non-Agir (?) sur le mont Indistinction (?) en ces termes : « Pour connaître le Tao, que pense-t-on et sur quoi réfléchit-on ? Pour s'installer dans le Tao, quelle position adopte-t-on et à quoi s'applique-t-on ? Pour saisir le Tao, d'où doit-on partir et quel chemin suit-on ? » Toute recherche est récusée avec l'intelligence qui l’anime : « Pour connaître le Tao, on ne doit ni penser ni réfléchir ; pour s'installer dans le Tao, on ne doit adopter aucune position ni s'appliquer à rien ; pour posséder le Tao, on ne doit partir de rien ni suivre aucun chemin » (Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XXII, Philosophes taoïstes, p. 249). On ne détient pas le Tao, on ne s'en revendique pas sans le perdre : « Se targuer de posséder la vertu ou le Tao, c'est ce que les Anciens appelaient le crime de frustrer le ciel. »

L'indétermination du Tao encourage néanmoins le grand nombre d’interprétations qu'on ne peut s'empêcher d'en proposer. Selon les auteurs, on peut l'entendre soit comme Elément et Indistinction primordiale, soit comme Destin et/ou Idéal. Dans le premier cas, il est considéré comme l'élément des éléments, l'élément universel : « Les poissons naissent et vivent dans l'eau, dit K'ong-tseu, comme les hommes naissent et vivent dans le Tao. Ceux qui naissent et vivent dans le Tao n'agissent pas et accèdent à la sérénité. Ainsi il est dit : "Les poissons s'oublient les uns les autres dans les fleuves et les lacs, les hommes dans le Tao et sa discipline." » (Tchouang-tseu, L'œuvre complète, VI, p. 134). L'indistinction originelle du Tao détermine le sans-forme de toute chose ou, ce qui revient au même, le toute-forme de toute chose. Ce serait d'une certaine manière le « moteur subtil » de la vie qui active la métamorphose universelle : « Tous les êtres du monde sortent du moteur subtil et y entrent tous » (Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XVIII, p. 219). Ce moteur serait comme un germe qui parcourrait des cycles entiers, du début au début, ou ce qui revient au même, de la fin à la fin : « Ce cycle des commencements et des fins s'appelle le Tour du Ciel. Le Tour du Ciel, c'est la loi de la nature » (Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XXVII, p. 303). On ne sait ce qui précède ni ce qui suivra, on ne peut récuser la thèse selon laquelle tout se transforme en tout et qu'il n'est de vérité que dans l'indistinction primal et universelle. Le monde – le tien, le mien, le nôtre – n'est qu'une éclaircie dans l'Indistinction : « Le ciel et la terre sont la grande fonderie où le créateur opère les métamorphoses. Quelle que soit la situation, nous devons en être satisfaits. En un moment chacun de nous s'éveille, en un moment il s'endort » (Tchouang-tseu, L'œuvre complète, VI, p. 133). Une manière de rien en guise de soutien pour rien, au point que la meilleure vie est encore celle que l'on mènerait en mort-vivant.

Le Tao serait un dieu qui ne serait ni personnel ni providentiel. Il ne se révèlerait ni n'agirait. Il n'entend pas ; ne voit pas ; ne sent pas. Il n'interdit pas plus qu'il n'autorise. Ce serait le Dieu mort de la théologie occidentale moderne auquel l'on s'accroche par désespoir du sans-Dieu et que l'on invoque, d'une manière ou d'une autre, comme maître de vertu. Le Tao de Tchouang-tseu serait le principe des principes ; l'être des êtres ; le néant des néants ; l'intelligence des intelligences. C’est l'« élément » où l'homme, convaincu de ne plus agir, trouve la sérénité. Son épanouissement est alors dans le dévidement plutôt que dans le remplissage ou l'accumulation – dans la quête de consonance avec le ciel en haut et la nature en bas pour recouvrer en soi et hors de soi l'indistinction primordiale. Tchouang-tseu ne veut pas s'encombrer du chahut de l’homme, encore moins de sa prétention qu'il ne cesse de ruiner et de dissoudre dans le vide primordial. C'est l'Ecclésiaste chinois. Sans Dieu.