DANS LE SILLAGE DE TCHUANG-TSEU : L’APOLOGIE DE L’IMPERTURBABILITE

4 Apr 2019 DANS LE SILLAGE DE TCHUANG-TSEU : L’APOLOGIE DE L’IMPERTURBABILITE
Posted by Author Ami Bouganim

Dans le taoïsme et dans son avatar zen, on incline volontiers à dire : « C’est ainsi ». Le sage s'illustre par son imperturbabilité et quand il en est obligé, il accorde ou attribue ses jugements à la mesure de l'on ne sait quel ciel :

« Qui émet son jugement selon la mesure du Ciel suit les circonstances qui changent. C'est ainsi qu'il atteint le terme de ses années[1]. »

Il s'en suit comme une apologie de l'inutilité – toute une conception de l'efficace de l'inutilité et de l'incompétence – pour se préserver de la convoitise, de l'arbitraire et de la méchanceté :

« Tout le monde connaît l'utilité de l'utile, mais personne ne sait l'utilité de l'inutile[2]. »

Le sage est invité à rester en marge de la cohue. La meilleure manière d'agir est encore de ne point agir :

« Pratique le non-agir

Fais le non-faire,

Goûte le sans-saveur,

[…]

Accomplis une grande œuvre

Par de menus actes.

La chose la plus difficile au monde

Se réduit finalement à des éléments faciles.

L'œuvre la plus grandiose s'accomplit

Nécessairement par de menus actes[3]. »

Tchouang-tseu pousse l'apologie du non-agir jusqu'à déclarer :

« L'homme parfait est sans moi, l'homme inspiré est sans œuvre, l'homme saint ne laisse pas de nom[4]. »

La recommandation ultime serait de s'asseoir et de tout oublier :

« Me dépouiller de mon corps, oblitérer mes sens, quitter toute forme, supprimer toute intelligence, m'unir à celui qui embrasse tout, voilà ce que j'entends par m'asseoir et oublier tout[5]. »

On ne décèle chez le sage taoïste ni tension ni excitation eschatologiques d’aucune nature :

« Qui cherche à façonner le monde,

Je vois, n'y réussira pas.

Le monde, vase sacré,

Ne peut être façonné[6]. »

Le sage taoïste se garde de sortir les masses de leur innocence et de leur inculture et répugne à exercer le pouvoir :

« Les anciens qui savaient pratiquer le Tao

N'allaient pas éclairer le peuple ;

Mais ils voulaient le laisser dans l'ignorance.

Si le peuple est difficile à gouverner

C'est parce que ses connaissances

Se sont accrues[7]. »

Le taoïsme est dessillé sur l'intellectuel et sur le lettré. Il ne lui voue ni admiration ni dévotion. Il ne croit ni en son souci de cohérence ni en ses protestations d’innocence ou de bonne foi. Il pousse le dessillement jusqu'à déclarer :

« Tout lettré qui veut conformer ses actes à ses paroles subit les conséquences désastreuses de sa logique trop rigide[8]. »

De même, le sage taoïste se garde de toute rhétorique :

« Un chien n'est pas un bon chien parce qu'il aboie bien ; un sage n'est pas un sage parce qu'il parle bien[9]. »

De même que le non-agir – l'incompétence – est le dernier mot en matière d'habileté, le silence couronne l’éloquence :

« C'est pourquoi la raison dernière du discours est de ne pas parler, l'activité suprême est de ne pas agir, cependant qu'une sagesse peu profonde dispute sur des choses extérieures[10]. »

La sagesse requiert le détachement sinon la défection. On ne s'émeut ni des honneurs ni des humiliations, ni des louanges ni des blâmes, ni des gains ni des pertes, ni de la richesse ni de la pauvreté, ni de la mort ni de la vie. On considère les hommes comme des porcs, on se considère soi-même comme un porc. On n'est nulle part chez soi ; on est partout étranger. On ne se sent ni la disponibilité de servir ni l'envie de gouverner. On a le cœur libre et ouvert. Sans encombrements et sans blocages. L'idéal taoïste d'imperturbabilité consiste à rendre « son corps comme une branche desséchée et son âme comme de la cendre morte »[11]. Il préconise davantage la concentration que la méditation. C’est ainsi. Le sens de l’ainséité serait contraire à celui de l’altérité. On ne se démène plus, on ne résiste plus, on ne cherche plus. On n’espère plus ; on ne désespère plus. On coule.

Le zen emboîte le pas au taoïsme pour préconiser l'indolence, l'oisiveté, voire cette grande paresse qui prédisposerait à ce repos en soi où l'on assiste, sans présumer de sa présence, à une représentation derrière laquelle on ne cherche rien et par laquelle on se laisse entraîner sans montrer de résistance. Les sens relâchés, cédant à leurs charmes et à leurs langueurs, on renonce à toute prétention. On s’assoit pour faire le vide dans sa tête et accéder au vide, l'instaurer en soi et autour de soi, au point de se poser en clowns de l’esprit, pousser des cris et donner des coups. Dans le zen, la méditation trouve son couronnement dans la descente ou la montée dans le vide. On ne se contrôle plus ; on ne prémédite ni ne programme rien ; on se débande dans le vide :

« Yumen disait : Lorsque tu marches, contente-toi de marcher. Quand tu es assis, contente-toi d'être assis. Mais surtout ne tergiverse pas. »

Un poème du Zenrin déclare :

 « Assis paisiblement,

Sans rien faire,

Le printemps vient,

Et l'herbe croît d'elle-même. »


[1] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, II, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Gallimard, 1980, p. 104.

[2] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, IV, p. 119.

[3] Lao-Tseu, Tao-tö king, LXIII, Philosophes taoïstes, p. 66.

[4] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, I, p. 89.

[5] Yen Houei dans Tchouang-tseu, L'œuvre complète, VI, p. 137.

[6] Lao-Tseu, Tao-tö king, XXIX, Philosophes taoïstes, p. 32.

[7] Lao-tseu, Tao-tö king, LXV, p. 68.

[8] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XXIX, p. 326.

[9] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XXIX, p. 326.

[10] Lie-tseu, Le Vrai Classique du vide parfait, VIII, XI, Philosophes taoïstes, p. 580.

[11] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XXIV, p. 277.