NOTE DE LECTURE : THOMAS MANN, LES BUDDENBROOK (1901)

27 May 2020 NOTE DE LECTURE : THOMAS MANN, LES BUDDENBROOK (1901)
Posted by Author Ami Bouganim

Thomas Mann est un maître-écrivain, l’un des plus roués à la narration (on peut écrire pour écrire, sans savoir raconter et encore moins narrer). On ne peut que lui prêter du génie pour la littérature, sans trop savoir ce que ce mot recouvre, décelable dans sa restitution de l’univers qu’il décrit, du temps de sa grandeur, alors que le premier de la dynastie marchande des Buddenbrook « roulait en berline à quatre roues ». Son écriture conserve cette « aisance tranquille de la certitude » que caresse la bourgeoisie, ne se permettant qu’un mince fil d’ironie qui court le livre. Quoique cruelle, celle-ci se garde de semer la diversion et prend son parti de plaisanter plutôt que de dénoncer. Ce serait comme un chant du cygne reconstituant « le déclin d'une famille », pour reprendre le sous-titre de l’œuvre, à Lübeck et à Hambourg entre 1835 et 1877. Quand le dernier héritier de la dynastie, « le petit Hanno », né le 15 avril 1861, se détournant du commerce pour se consacrer à la musique, succombe à la langueur qui le mine, il reste ce livre magistral et « huit dames vêtues de noir » dont l’une est veuve, la deuxième divorcée deux fois, la troisième abandonnée et les quatre dernières vieilles filles. L’ouvrage n’aurait pas vraiment échappé au destin de l’univers qu’il décrit, se révélant, avec le recul, un document patrimonial, malgré sa légendaire mention à l’occasion de l’octroi en 1929 du Nobel à son monumental auteur.

Cette saga couvre quatre générations d’une lignée bourgeoise qui débute avec Johann, plutôt aimable et ingénieux, libre-penseur du XVIIIe siècle. Son successeur, plus austère, industrieux et honnête, s’assure un titre de consul et se consacre corps et âme à la gestion de son commerce et de sa descendance. Le troisième, infatué de sa personne s’arrache, lui, un titre de sénateur. Parvenu au faîte de sa carrière, ce dernier montre de vagues troubles, causés par la lassitude de piétiner – avec un patrimoine qui stagne ou que grignotent des dots mal placées – et par la perspective de la mort. Son malaise l’incite à ouvrir un livre de philosophie – serait-ce Schopenhauer ?! –, à le parcourir fiévreusement et à l’abandonner pour une cure sur une plage. La lignée s’éteint avec la mort de Hanno que rien, ni sa constitution physique ni psychique, ne prédisposait à assurer la relève. D’une génération à l’autre s’accusent, jusqu’à la caricature, les vertus et les règles qui régissent un milieu se vouant au négoce et à la thésaurisation.

Le sens de la lignée se cultive avec celui de la tradition et se rencontrerait partout où une famille, une tribu ou un peuple se targue d’une élection. Il exerce un chantage auquel il est difficile de se dérober. Dans sa tentative de plier sa fille Tony et de l’amener à renoncer aux raisons du cœur pour consentir à une alliance dictée par celles du négoce, le Consul déclare sans ambages : « Nous ne sommes pas nés, ma chère fille, pour réaliser ce que notre courte vue considère comme bonheur personnel, car nous ne sommes pas des individus libres, indépendants, doués d’une existence propre ; nous sommes pour ainsi dire les anneaux d’une chaîne, et comme tels, nous ne saurions être imaginés sans la série de ceux qui nous ont précédés et nous ont frayé le chemin en suivant eux-mêmes avec rigueur et sans détourner leur regard du but, une tradition éprouvée et vulnérable. » Un livre où sont consignés les naissances, les alliances et les décès balaie les dernières réticences de Tony : « Elle s’en saisit, le feuilleta, se prit à lire et s’y enfonça. Ce qu’elle lisait, c’étaient pour la plupart des choses simples et familières ; mais chacun de ceux qui avaient successivement tenu la plume avait emprunté à son devancier un ton que, sans exagération, on pouvait qualifier de solennel, un style de chroniqueur instinctif et involontaire où s’exprimait discrètement mais avec d’autant plus de dignité, le respect d’une famille vis-à-vis d’elle-même, de ses traditions et de son histoire […]. Elle se grisait de l’importance avec laquelle l’on traitait ici des événements des plus modestes de l’histoire de la famille… La tête dans ses mains, elle appuya ses coudes et elle lut avec une dévotion croissante, fière et grave. » Tony se range aux souhaits de son père, renonce à l’homme qu’elle aime et se résigne à épouser un riche négociant de Hambourg, antipathique et philistin, dont elle a longtemps boudé les avances et pour lequel elle n’a que répugnance. C’est dire à quel point le culte de la tradition se nourrit à celui du livre qui intimerait la perpétuation généalogique pour perpétuer ses annales et les promesses qu’elles miroitent. Dans la sphère protestante, où domine le souci d’intériorisation et d’individualisation, toute chronique de l’envergure des Buddenbrook se trouverait élevée au rang d’une Bible.

Dans une lettre adressée à son fils Thomas, le Consul donne une expression radicale au culte du commerce : « … je me souviens toujours de cette recommandation de mon aïeul, le fondateur de notre maison de commerce : « Mon fils consacre avec joie le jour aux affaires, mais non à celles qui, la nuit, troubleraient ton sommeil », et de conclure sa lettre sur cette bénédiction qui résonne comme une incitation : « Travaille, prie et épargne ». » L’argent est l’aune à laquelle se mesurent les êtres et les valeurs, malgré cette contenance moralisatrice se rengorgeant de son « respect pour les sentiments humains ». Toutes les considérations sociales et matrimoniales se réduiraient à des transactions plus ou moins réussies, toujours intéressées. La condition de la femme serait, plus qu’autre chose, révélatrice du rôle de l’argent : sans dot, une femme est sans avenir, condamnée à ce pourrissement intérieur que serait la vieillesse d’une célibataire, puis au béguinage, étrange institution où finissaient les vieilles filles, couvent où l’on entait sans vocation, « … louable institution de même ordre que les maisons de retraite pour dames nobles […] sans fortune de familles méritantes et de souche ancienne ». L’amour n’envisage pas de s’insurger contre la priorité accordée à l’argent et lorsque, ici et là, un soupçon amoureux se glisse dans les liaisons, comme dans l’intérêt que porte Thomas à Gerda ou celui, encore plus tabou, que la jeune Erika porte au personnage qui se révélera un escroc, les alliances se contractent selon toutes les règles commerciales du protocole matrimonial bourgeois. La femme n’est pas à acquérir, comme dans les sociétés anciennes, mais à vendre : si le mohar, quoi qu’on en dise, contribuait indirectement à valoriser la femme, la dot contribuait, elle, à sa dévalorisation. Les femmes, plus passives, se soumettent, sans concessions, à la dictature du négoce et des traditions dont il s’enrobe : qu’elles se marient, engendrent des enfants et assurent la perpétuation de la lignée et elles ont rempli leur rôle ; qu’elles restent vieilles filles et elles sont remisées, risées de leurs proches, dans des mouroirs. Le célibat est une anomalie, voire la plus anormale des anomalies, sans excuse, assimilable au plus déplorable et pitoyable des suicides.

Les personnages présentent un trait de caractère – la gourmandise, la fatuité, la perfidie – dont la constance restitue la sclérose des mœurs. Il fixe irrévocablement leur portrait – celui de la gouvernante dévouée, du banquier cupide, de la vieille fille commère – dans ce milieu où l’être se réduit au paraître et où les convenances seraient si rigides qu’elles typeraient ses personnages, y compris d’ailleurs ceux qui s’enhardiraient à les braver. Christian, le frère du sénateur, est un vieux garçon paresseux dont les initiatives commerciales échouent. Entretenu par les siens et par ses amis du cercle qu’il amuse de ses facéties, il a une liaison avec une fille aux origines douteuses de laquelle naît un enfant exclu du patrimoine familial. Le physique ingrat et plutôt débile, paraissant plus vieux que son âge, il ne se lasse pas, valétudinaire sinon hypocondre, de se plaindre de douleurs sur le côté et de son « Qual » (tourment ?) qui serait comme le mal qui prédispose à tous les maux, mue avec les jours et les ans et couvre tous les échecs, les dérobades, les défections. Le sens des convenances, animé par le souci de mener « une existence en rapport avec la naissance », caricature tant les personnages qu’ils deviennent ridicules. On doit attendre l’apparition de Gerda, belle et insaisissable, une étrangère, pour introduire la musique dans ce milieu dont le sens pratique ne saurait s’accommoder de cette diversion artistique, et pour que l’on sente vibrer l’humanité – d’abord en cette étrange créature, puis en son fils, Hanno, qui hérite de sa passion pour la musique, et que Mann tuera pour achever ce monde menacé par la pire catastrophe – la banqueroute – et ébranlé par l’une des activités humaines les plus désintéressées – la musique.

Le narrateur s’attache à un personnage, l’accompagne pour une séquence, le quitte pour un autre personnage – en témoin posté dans les coulisses de ce livre où rien de sensationnel ne se produit sinon ces repas plus ou moins cérémoniaux dont les critiques culinaires pourront établir les menus. Les alliances sont conclues comme des transactions, les naissances se passent sans douleurs, ou presque, les morts sont plus ou moins hâtives, à l’exception de la lente agonie de la vieille Buddenbrook qui se meurt d’une congestion pulmonaire. C’est l’un des morceaux les plus réussis du livre : « Mais il vient un moment », conclut Mann, « où tous les espoirs des proches ont quelque chose d’artificiel et de mensonger. Déjà le malade change et l’on remarque en lui une personnalité étrangère à celle qui fut sienne pendant la vie. Certaines paroles bizarres sortent de sa bouche, et nous ne savons comment y répondre, car elles lui semblent couper le chemin du retour et l’engager vers la mort. Et si cher qu’il nous puisse être, nous en arrivons à ne plus vouloir qu’après cela il se relève et marche. S’il le faisait, il répandrait l’effroi comme celui qui sort d’un cercueil. » Mann ne se risque que rarement à l’intérieur de ses personnages, comme dénués d’intériorité, à moins que sa narration ne s’enrobe, elle aussi, de cette courtoisie bourgeoise, tour à tour de tendresse et de pudeur, qui interdit de s’immiscer dans la sphère intime. Parce que retenue, elle aussi, par les convenances littéraires qu’intimeraient les convenances sociales, la narration trouve comme un exutoire dans de grandioses, de magistraux ou d’exquis morceaux littéraires, notamment de courtes notes circonstancielles comme : « L’automne arriva, le vent commençait à se faire violent. Des nuages gris, minces et déchiquetés, flottaient, emportés à travers le ciel. La mer, morne et bouleversée, se couvrait d’écume à perte de vue. De grandes et puissantes vagues accouraient en bondissant, effrayantes dans le calme inexorable, s’incurvaient majestueusement en volutes d’un vert sombre aux reflets métalliques et s’écroulaient avec fracas sur le sable qu’elles recouvraient », ou encore : « … le vent emporta une odeur de fleurs par-dessus les têtes des curieux, hérissa le panache noir du corbillard, joua dans les crinières des chevaux alignés jusqu’au fleuve et tirailla les crêpes aux chapeaux des cochers et des palefreniers. Quelques flocons de neige isolés se mirent à tomber en longues courbes » D’autres morceaux captivent le lecteur qui, fasciné par le talent de Mann, montre tant bien que mal la patience de lire, comme ce morceau qui décrit le réveil du jeune Hanno ou encore ce morceau, fabuleux, qui reproduit une de ses improvisations musicales. Avec ce livre, comme avec le « Joseph et ses frères » ou « Le docteur Faustus », Mann entrera dans l’histoire des lettres comme l’un des auteurs les plus endurants et – surtout – les plus fouillés. On se demande où il trouve les ressources pour écrire des livres aussi longs, les rédiger avec autant de dextérité, brosser des portraits aussi riches, boucler des incidents des centaines de pages plus loin, soigner les détails avec un art consommé de la narration. Le portrait du jeune Caïus, le seul ami de Hanno, espiègle et curieux, issu d’une noblesse ruinée, qui caresse des velléités d’écrivain, trahirait la précocité chez Mann d’une vocation littéraire des plus guindées et sournoises : « … le tout était écrit dans un langage pénétré, ésotérique, un peu trop tendu et nostalgique, et animé de la plus délicate passion. »