SUR LES TRACES DE DIEU AVEC RAMAKRISHNA : L’IMPERSONNALITE DE DIEU

2 Apr 2019 SUR LES TRACES DE DIEU AVEC RAMAKRISHNA : L’IMPERSONNALITE DE DIEU
Posted by Author Ami Bouganim

L’hindouisme tente de débrouiller l’écheveau théologique où s’emmêlent les rapports entre les divinités et leurs représentations. On n’avance vers le Dieu suprême qu’en se délestant de ces dernières qui seraient autant de marches dans une hélice désordonnée qui donnerait accès à Brahman, à la fois transcendant et immanent. Brahman est partout, dans le ciel et la terre, les océans et les continents, les cœurs et les cerveaux, les bêtes les végétaux, les statues et les icones. Une sur-divinité plastique dénuée de toute forme et revêtant toutes les formes ; privée de tout attribut et se prêtant à tous les attributs. Brahman est dans le Sans-Forme auquel on accède à partir de Formes de plus en plus extatiques : « Celui qui est le Brahman avec attributs est aussi le Brahman au-delà des attributs[1]. » Brahman est absolu et inconditionnel, irreprésentable, ineffable, impensable, inconcevable, immuable, inaltérable… : « Son nom est Intelligence. Sa demeure est Intelligence et Lui, le Seigneur, est tout Intelligence[2]. » C’est d’une certaine manière le Tao chinois ou la substance spinoziste, « océan immense, sans bornes et sans limites, dans lequel nous ne pouvons que nous débattre et nous enfoncer ».[3]

Cette intelligence de la divinité est somme toute cohérente et conséquente, ne s’exposant ni à des démentis ni à des désaveux, ne s’enferrant ni dans des contradictions ni dans des paradoxes, ne se heurtant ni à des aberrations ni à des apories. Elle réunit tous les aspects de la divinité, à la fois statique et plastique, impersonnelle et personnelle, imperturbable et créatrice. On « réalise » la divinité en soi dans et par la mystique et celle-ci réside dans l’excitation de la dévotion par le rite, sexualisé ou non, l’étude, du vaste corpus des écrits sacrés, ou/et la sagesse, populaire ou intellectuelle. On conserve néanmoins une irréductible distance avec elle : « Le bhakta est désireux que son « moi » ne soit pas englouti tout entier dans le samâdhi. Il veut conserver assez d’individualité pour jouir de la Vision divine comme d’une personne. Il voudrait goûter la saveur du sucre au lieu de devenir le sucre lui-même[4]. » On ne persiste du reste à vivre que par curiosité pour le manège de Dieu : « O Râma, dans ma longue vie j’ai bien souvent observé Ton jeu, et c’est pour le voir longtemps que je voudrais continuer à vivre[5]. » En définitive, toutes les religions présument d’un Dieu impersonnel ou débouchent sur lui. Râmakrishna privilégie – autant qu’on arrive à cerner chez lui les grandes lignes d’une doctrine mystique larvaire ou complexe – la réalisation en soi d’un Dieu impersonnel plutôt que personnel (comme dans l’incarnation). Il me semble que dans l'hindouisme, le Dieu impersonnel est postulé au début et non au terme du processus – dévotionnel – comme dans divers courants mystiques au sein du monothéisme.

Râmakrishna propose comme une phénoménologie de la foi en énonçant : « Vous devenez ce que vous pensez[6]. » Il pousse la pensée à l’être plutôt que le contraire. Il a encore cette phrase : « Vous deviendrez ce que vous cherchez constamment à paraître[7]. » Le rite – que Râmakrishna nomme « cordon sacré » – n’est qu’une balise, y compris du reste les images et les statuettes. N'entravant pas l’épanouissement de la spiritualité et l’amour de Dieu, on le respecte pour instaurer la divinité en soi ou s’assurer sa proximité : « L’huître qui contient la perle précieuse a peu de valeur en elle-même, mais elle est indispensable au développement de la perle. La coquille ne sera d’aucune utilité à l’homme qui a obtenu la perle. De même, rites et cérémonies ne pourront être nécessaires à l’homme qui a trouvé l’ultime Vérité : Dieu[8]. » La réalisation de Dieu en l’homme-divin serait quasi philosophale, accomplissant une transmutation dans son être. On n’est plus le même, on change radicalement, on reste néanmoins marqué par cette réalisation : « Qu’il demeure dans l’agitation du monde ou dans la solitude des forêts, plus rien ne peut le contaminer[9]. » Le plus grand miracle que la foi réalise est d’inscrire l’humain dans le divin : la volonté de l’homme se résout alors à (dans) celle de Dieu.

La tolérance de Brahman est dans son laissez-penser et son laissez-être. Ce peut être comme ceci ; ce peut être comme cela. Autrement Brahman est infini et les voies d’accès à lui sont infinies. Il serait prestidigitateur et la réalité – Mâyâ – serait un tour de magie destiné à voiler sa présence. On trouve chez Râmakrishna cette déclaration parmi d’autres : « Dieu, caché par Mâyâ aux yeux des hommes, se joue, invisible, au fond du cœur de tout être[10]. »


[1] L’enseignement de Râmakrishna, Albin Michel, 2005, & 1300, p. 427

[2] Ibid. p. 408.

[3] Ibid. &1303, p. 427.

[4] Ibid. p. 384.

[5] Ibid. & 1414, p. 466.

[6] Ibid. p. 254.

[7] Ibid. p. 264.

[8] Ibid. p.157.

[9] Ibid. & 1432, p. 471.

[10] Ibid., & 947, p. 309.