SUR LES TRACES DE DIEU : LA POSSESSION MYSTIQUE

17 May 2021 SUR LES TRACES DE DIEU : LA POSSESSION MYSTIQUE
Posted by Author Ami Bouganim

Que reste-t-il de la prédisposition mystique quand ont été éventés les leurres de la religion qui les instruit ? Survit-elle au délitement des textes sacrés, qui perdraient de leurs charmes divins, à la ruine des institutions, plus coercitives que permissives, à la déliquescence des rites et des cérémonies dont les pouvoirs se révéleraient plus exorcistes/magiques qu’efficaces ? Quels remaniements les résidus – irréductibles ? – de la prédisposition mystique incitent-ils à accomplir ? Quelles exacerbations réclament-ils ? Quels exutoires ? Pourquoi la sécrétion mystique, orale autant qu’écrite, ne serait-elle pas moisissure de la pensée ? l'une de ses expressions ? Pourquoi n'en serait-elle pas une caricature ? Les tournis de la mystique ne se révèlent-ils pas plus troublants que sages ? Leurs accélérations ne réservent-elles pas plutôt des abîmes d'illumination ? L’exaltation mystique n’est-elle pas une manière de couvrir la dissonance intellectuelle que recouvre toute foi, d’autant plus extatique qu’on se ment et ment aux autres ? Quel lien entre la prédisposition mystique et le sentiment de dépendance de Schleirermacher qui induirait la conviction d’être la créature d’un créateur ?

C'est dans la mystique que la religion trouve sa source et sa vocation et toutes les mystiques préconisent l'accueil de Dieu, l'élévation à Dieu, l'adhésion à Dieu, l'union avec Dieu – cette surexistence où l'on lève, pour reprendre El-Jilâni, tous les voiles, charnel, social, politique, séparant l’homme de Dieu. On pousse l'adoration jusqu'à s'inscrire en Dieu. On n'est plus une créature perdue, on « est » Dieu, et comme tel, on n'aurait plus rien à craindre. Ce serait partout la même chose, dans toutes les mystiques, de toutes les religions, du moins celles dites monothéistes, chez Abd el-Qâder el-Jilâni comme chez Maître Eckhart. On peut pousser le recueillement/l’extase jusqu’à incarner l’être qu’on invoque et qui nous inspire, qu’il existe ou nom, ou l’être qu’on aime et qui nous habite, qu’il soit vivant ou mort. On pousse la possession de Dieu à la possession par lui en s’inscrivant dans sa volonté : Dieu ne se livre qu'à lui-même, c'est-à-dire à la volonté de qui s'inscrit dans la sienne en renonçant à soi. Le mystique pousse l'être de Dieu au néant et ne s'unit vraiment à lui que dans le néant c'est-à-dire en néantisant son propre être. Son premier mot serait : « Dieu est être. » Son dernier : « Dieu est néant. » Le mysticisme serait quête de Dieu alimentée par son absence. Cela explique en partie que la mystique trouve son couronnement dans le silence – silence de Dieu – et rien ne serait plus antimystique que les monceaux des délires, somme toute pathologiques, que débitent les plus loquaces et verbeux des mystiques. La théologie la plus rigoureuse ne serait elle-même qu’une reconstitution raisonnée de l’expérience mystique. Sinon ce n’est qu’une vaine construction philosophico-religieuse dont le prêche est plus accablant pour ceux qui le prononcent que pour leurs auditoires.

Quand on se pénètre de Dieu, qu’on lui voue sa vie, on lui attribue tout et trouve sens à tout ce qui arrive, y compris la souffrance. Dieu réside dans l’unité autour de laquelle se noue ma vie et la vérité que j’entretiens avec moi-même. L'extase exclut l’individu pour un court instant d'oubli de soi et d'autrui pour lui permettre de se recueillir dans le tout et le rien. Elle est dans l'expansion de l'instant à l'éternité et la contraction de l'éternité à l'instant. Elle est une intuition de la mort qui nous laisse en vie. Le mystique pose Dieu avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il a fait l’expérience de sa mort. Il n’en subsiste pas moins chez lui un irréductible grain de vanité qui lui permet de se poser en mystique sinon en saint. Un mystique affiché participe de l’homme pleureur ou déluré. Le mystique auto-proclamé n’est qu’un mégalomane qui pousse sa vanité jusqu’à se prendre pour Dieu. Dans le christianisme qui recouvre un modèle mégalomane du mysticisme plus que dans le judaïsme qui était et reste diatribaire ou le taoïsme volontiers nihiliste.

C'est la mystique qui sort le culte religieux de son engourdissement et ravale les dogmes, les corrige ou les ruine ; ce n’est pas la critique. La créativité mystique donne la mesure de vitalité de toute religion, au point qu'une religion dénuée de mystique est condamnée à disparaître. Elle comble les carences rationnelles de la religion institutionnelle. Elle recouvre et couve plus d’aberration que de sagesse. Elle constitue l’une des tentatives, parmi les plus hallucinantes, de légitimer la démence humaine et par conséquent de la traiter et de la contenir. Elle ne restitue pas leur aura aux textes sans ravaler leur lettre et sans couver le génie herméneutique de leurs interprètes.