CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : RUTH LA CONVERTIE

26 Nov 2017 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : RUTH LA CONVERTIE
Posted by Author Ami Bouganim

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.

Dans les années cinquante du XXe siècle, Ruth Ben David, ex-Madeleine Furet (? 1920 – Jérusalem, 2000) débarqua dans le quartier de Méa Shéarim, alors en dissidence avec les autorités gouvernementales israéliennes. C'était une belle et impressionnante Française, le regard gris dissonant, les lèvres fines. De ces femmes de caractère dont ses compatriotes auraient dit qu'elle a du chien. Dans un livre qu'elle n'intitula rien moins que Les Gardiens des Portes, traduction en français de l’araméen Netourei Karta, les cohortes intégristes antisionistes les plus irréductibles des lieux, elle raconte les péripéties de sa houleuse vie. Son combat dans la Résistance contre les Allemands sous la Deuxième Guerre mondiale. Son sauvetage des Juifs. Ses études de lettre, d'histoire et de philosophie à l'Université de Toulouse et à La Sorbonne. Ses succès et ses échecs comme femme d'affaires. Les deux mois passés dans une maison d'arrêt parisienne pour je ne sais quelles malversations dans ses commerces. Un mariage malheureux ; la naissance d'un garçon. Sa conversion au judaïsme ; son passage enfin de la synagogue libérale à la communauté intégriste. Madeleine Furet présente ses déboires comme autant de stations dans un chemin sur lequel Dieu l'entraînait pour assurer le bien-être d'Israël. Je n'ai pas très bien compris de quoi elle vivait avant son installation définitive dans ce quartier parmi les plus pieux de Jérusalem. Ses motivations présentent un accent protestant, quasi kierkegaardien ; sa conversion au judaïsme se propose comme un long retour aux sources de son… christianisme.

Ruth la Convertie se posa en grande héroïne dans une affaire rocambolesque comme seul Israël en connaissait depuis sa création et qui entra dans sa chronique domestique comme l'affaire Yossélé Schumacher. Elle divisa le pays au début des années soixante, exacerba les tensions entre intégristes et laïcs et menaça… le gouvernement israélien. Dans l'esprit de la belle et pieuse Ruth, l'enlèvement de cet enfant âgé de dix ans dont les parents avaient rompu avec toute pratique religieuse et que son grand-père, intégriste, souhaitait sauver de la perdition, était censé déclencher une guerre civile entre les intégristes et les laïcs. Elle ne la provoqua peut-être pas, mais elle suscita une telle émotion au sein de l'opinion publique qu'elle mobilisa les services secrets israéliens pendant près de trois ans.

Un arrêt de la Haute Cour de Justice ordonnait au grand-père de restituer l'enfant dont il avait la garde jusqu'au 15 février 1960. Mais le vieil homme préféra aller en prison plutôt que de le rendre à ses parents. En avril, l'enfant disparaissait. On ne savait rien, on se laissait aller à toutes les spéculations. L'opinion publique le réclamait à grands cris. On voulait revoir Yossélé pour remettre ces intégristes à leur place. En mars 1962, David Ben Gourion, alors Premier ministre, donna l'ordre à son chef des services de renseignements d'« abandonner les recherches pour retrouver Josef Mengele, le médecin noir d'Auschwitz, pour retrouver… Yossélé ». Une vingtaine d'agents furent chargés de l'enquête. Les informations les plus contradictoires, destinées à soutirer de l'argent aux services secrets, ne menaient à rien. L'équipe chargée de l'enquête en était à se demander s'il ne valait pas mieux enlever un autre enfant et le donner à Ben Gourion pour le calmer. Quand on le trouva enfin à Brooklyn, on le rapatria et les journaux saluèrent son retour de gros titres : « Yossélé est de retour à la maison ! » Un demi-siècle plus tard, son enlèvement et ses répercussions politiques continuaient de remuer la fibre insurrectionnelle de… Méa Shéarim. Avec le recul, on ne comprend quel démon s'était emparé de tout un pays pour qu'il se passionne autant pour la disparition d'un enfant qu'on savait, dans tous les cas, en lieu sûr – avec Dieu ! On ne peut s'empêcher de soupçonner la population israélienne d'avoir un besoin quasi pathologique de ce genre de petites histoires pour conserver et cultiver sa belle et glorieuse… démence divine.

En définitive, au bout d'une longue enquête, on découvrit que c'était Ruth la Convertie, devenue Ruth Ben David qui, le 21 juin 1960, avait fait passer l'enfant déguisé en fillette à Rome. Il fut d'abord placé dans une colonie de vacances en Suisse, puis conduit en France et de là, aux Etats-Unis. Dans la version qu'elle propose de l'enlèvement, Ruth enjolive son rôle, accentuant son dévouement et son courage. Le chef des services de renseignements aurait tenté de la recruter et ce ne fut pas sans dégoût qu'elle repoussa sa proposition : « Tout ce que j'avais envie de faire à ce moment-là était de lui cracher au visage. » Cette femme intelligente mobilise les clichés les plus éculés contre Israël. Ses réquisitoires contre les sionistes s'étendent sur de longues pages. Elle stigmatise leur égoïsme et porte contre eux de lourdes accusations. Elle ne doutait pas un instant que la providence était avec elle et l'accompagnait dans ses démarches.

Les Gardiens des Portes, rédigé d’abord en français, restitue le portrait d'une personnalité complexe en quête de Dieu. De ces personnes acharnées qui ne renoncent à rien, ne reculent devant rien pour parvenir à leurs fins et ne pardonnent jamais rien. Elle met tout le bien de son côté, tout le mal du côté de ses ennemis. On ne peut s'empêcher de déceler entre les lignes un besoin insatiable… d'amour. L'ouvrage relate également son glorieux amour avec Rabbi Amram le Magnifique, le turbulent et colorié dirigeant des Gardiens des Portes (voir chronique précédente sous cette rubrique). Il se serait épris d'elle au premier regard, elle se serait éprise de sa personnalité et de son rang avant même de l'avoir vu. Il ne consentit à l'épouser qu'à condition qu'elle troque ses bas beige contre des bas noirs et son fichu de couleurs contre un fichu noir : « Quel infime sacrifice pour le bonheur de devenir l'épouse d'un Juif de cette envergure ! »

Photo : Une des synagogues de Méa Shéarim.